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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/417

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mais encore compromettraient par leurs exigences et entraîneraient dans leurs chutes ? Je connais des Européens qui ont préféré abandonner et les mines qu’on leur avait concédées et les travaux qu’ils y avaient montés, plutôt que de subir le pillage des troupes ou de s’exposer à leur rançonnement.

— Je ne dis pas que ces choses-là ne se voient pas et je conviens de bonne grâce que, depuis le ministère dont j’ai fait partie — et encore ! — le Pérou n’a pas eu de gouvernement sérieux. Mais le jour où une nation européenne — la France, par exemple, qui est la plus aimée — s’en donnerait la peine, ces tristes incidens ne se renouvelleraient plus.

— Eh quoi, le Pérou accepterait-il un protectorat ?

— Protectorat ! Le mot est gros, mais l’idée juste. Je ne voudrais point d’une tutelle reconnue et légalisée : je souhaiterais seulement un officieux patronage.

— Belle chimère !

— Très réalisable, je vous le certifie. Que réclament les Péruviens ? Un gouvernement. S’ils en changent comme de chemise, n’allez point croire que ce soit par esprit d’insubordination : c’est bien plutôt par besoin d’être commandés. Que poursuivait don Juan, je vous prie, à travers ses mille et une aventures ? L’amour, un idéal amour qui le retînt à jamais. De même le peuple péruvien ne cherche à travers ses révolutions que des maîtres fermes qui se l’attachent pour toujours ; et l’on ne peut pas plus dire de lui qu’il n’est pas fait pour obéir, que de don Juan qu’il n’était point né pour aimer.

— Fort bien, interrompis-je, mais si votre peuple ne doit jamais rester plus fidèle à ses maîtres que le héros espagnol à ses maîtresses, les capitalistes me paraîtraient aussi fous de lui confier leur cassette que les pères de marier leur fille au meurtrier du Commandeur.

— Permettez : comparaison, quand on la prolonge, n’est jamais raison. Don Juan exigeait de la femme des qualités surhumaines que le Péruvien ne demande pas à son gouvernement.

— Sait-il lui-même ce qu’il veut ?

— Justement, il ne le sait pas, et la seule chose qu’il réclame de ses présidons, c’est de le lui apprendre ! Et voilà, monsieur, ce qu’aucun parti politique n’a jamais fait. Et la raison en vient de ce que les partis l’ignorent aussi.

— Mais alors, m’écriai-je en riant, je n’y vois plus goutte, et le soleil me brûle, si je comprends le rôle que la France jouerait dans une aussi profonde inconscience !

— Comment, vous ne devinez pas, monsieur ? La France, ou l’Angleterre ou l’Allemagne, pourrait éclairer le gouvernement