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Mardi soir.

Les bains de mer sont l’unique distraction de la ville. De huit heures du matin à cinq heures du soir, on va s’installer dans une baraque élevée sur pilotis, et l’on sirote une copita quelconque en regardant les baigneurs. Les hommes ignorent l’usage du maillot : le simple caleçon n’effarouche aucune pudeur. Plus loin, les gamins plongent nus comme des vers. Une rangée de cabarets-borde un lambeau de plage. L’un d’eux s’intitule orgueilleusement « les Bains du Rhin. »

Dans ce port d’Antofogasta, la colonie germanique me semble la plus nombreuse, bien que les Anglais assurent aux cabaretiers une solide clientèle. Quant aux Français, ils se comptent, et on les compte pour rien. L’intendant de la province d’Atacama, satrape épaissi, fait même profession de gallophobie. Nos couleurs ont le don de l’exaspérer, je n’ai jamais su pourquoi.

Allemands et Anglais ont fondé un petit club, où le soir les désœuvrés viennent échouer sur une table de rocambole. Nous sommes loin des cercles d’Iquique. Je ne dis pas qu’on boive ici avec plus de réserve, mais la fièvre des affaires n’y sévit pas aussi brûlante. En dehors de ce club, qui reçoit quelques revues étrangères, et des établissemens de bain, je ne vois aucune distraction.

Les matinées et les après-midi sont également chauds, et le ciel n’a plus cette ardente limpidité des jours d’Iquique. Souvent les nuages l’obscurcissent de hauts nuages pesans. On vit dans l’attente d’un orage qui n’éclate jamais. La brise se lève vers cinq ou six heures, à la tombée du soleil. C’est l’heure propice pour errer le long des grèves : les montagnes rougeâtres s’éteignent brusquement. La nuit est sur vous, mais elle a devancé la chute du soleil, qui déroule à l’horizon de la baie de larges ceintures superposées d’or rouge, d’or jaune et d’or vert. Et je ne puis comparer ce spectacle qu’à celui du théâtre de Bayreuth, avec son orchestre dans l’ombre et sa scène éclatante de lumière. Les flots moutonnent au loin : leur andante arrive entrecoupé d’allégros ; des sons de fifres déchirent le grondement des basses ; et il semble qu’on va voir apparaître, sur le flamboiement de cette toile de fond, des acteurs de tragédie chaussés de prodigieux cothurnes et parlant à travers des masques de foudre. Puis les coloris se dégradent ; le décor s’enfonce dans l’Océan, et une étoile, un éblouissant solitaire, sur la houleuse obscurité jaillit.


Jeudi soir.

Antofogasta est flanquée à droite et à gauche de deux établissemens industriels, qui rivalisent avec les plus vastes du monde. A droite, l’officine de salpêtre, première cause de la guerre du