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Pacifique ; à gauche, mais en dehors de la ville, l’usine de Playa-Blanca, où se fondent les minerais d’argent. Ces deux établissemens attestent chez ceux qui les conçurent une véritable folie de grandeur. On y sent la démence qui s’empare de l’homme devant l’expectative des millions. Rien ne lui coûte pour affirmer sa suprématie sur la nature, et la toute-puissance de ses entreprises. Il devient extraordinaire d’imprudence et d’audace. On y sent aussi, et moins poétiquement, le gaspillage effréné — je parle surtout de Playa-Blanca — et la cupidité de ceux qui touchèrent le tant pour cent sur la concession des travaux.

L’officine salitraire fut installée pour exploiter les dépôts de « caliche » trouvés à une trentaine de lieues du rivage, dans le désert d’Atacama. On la fit immense et telle qu’en deux ou trois ans, je crois, il ne resta plus rien des gisemens primitifs. C’était la ruine des actionnaires, l’effondrement pitoyable de cette colossale entreprise, quand le hasard justifia les sommes dépensées et sauva la compagnie. On découvrit plus loin de nouveaux dépôts qu’on ne soupçonnait pas, et qui assurent encore aux salpêtriers un honorable avenir. Ces « caliches » sont bien moins riches que ceux de Tarapaca. A peine renferment-ils le vingt pour cent de salpêtre, tandis que les autres atteignent le cinquante en moyenne. Il fallut employer un nouveau mode de traitement, et l’usine d’Antofogusta diffère de toutes celles que j’ai visitées. Les « caliches », soumis aux broyeuses, sont réduits en poussière, montés dans les cuves au moyen de chaînes à godets et livrés à l’action de l’eau de mer. Cette eau, une fois qu’elle a absorbé, puis déposé le salitre, n’est point ramenée sur d’autres « caliches ». Elle s’évapore à la chaleur, et le sel qu’elle abandonne est débité dans tout le Chili. Quant au salpêtre, souvent impur, il passe dans une série d’appareils qui le clarifient. Je n’insisterai pas davantage sur les différences de cette exploitation, que j’ai parcourue en compagnie d’un ingénieur français, M. Jecquier, mais elle m’a extrêmement intéressé. J’y ai admiré l’ingéniosité des machines qui allègent ou suppriment l’effort de l’individu. Surtout on y assiste au duel le plus fantastique de l’homme et de l’eau. Cette eau, dont il fait son esclave, le volerait volontiers ; mais il est là qui la surveille, oppose sa science à ses ruses, l’assouplit, la dompte, tour à tour la glace ou la chauffe, la laisse un instant pour la reprendre, la fatigue, l’épuisé, exige d’elle le compte exact de ce qu’il lui a confié, la dépouille de son bien personnel, et finalement la réduit en un peu de brouillard, qui monte vers les cieux. Et quand ses nappes fauves tombent en cascades ou se précipitent dans des tuyaux ouverts, il me semble toujours voir un lion apprivoisé, sautant à travers des cerceaux.