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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/456

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attitrés. Il a l’oreille d’un grand public. Il a été plus d’une fois son porte-parole. Tout récemment, quand un groupe de Polonais a voulu l’aire entendre ses doléances, c’est lui qui s’est chargé de les transmettre au tsar. Nous avons toujours besoin en France d’un poète pour écrire aux souverains étrangers et intercéder en faveur des condamnés à mort.

C’est sous l’empire de ces préoccupations d’ordre général que M. Coppée a composé le Coupable. Il y écrit l’histoire d’un assassin. Un certain Chrétien Forgeât a tué pour le voler un marchand d’habits-galons. Tel est le nouvel « humble » dont l’écrivain va étudier le cas et pour lequel il sollicite notre pitié. Il faut tout de suite signaler la hardiesse de sa conception. Au lieu de choisir comme « espèce » un de ces crimes passionnels auxquels est acquise d’avance l’indulgence de tous les jurys, il a volontairement choisi le crime qui inspire le moins de sympathie, le crime le moins littéraire : l’assassinat ayant le vol pour mobile. Et il ne se bornera pas à réclamer les circonstances atténuantes : il va plaider « non coupable ». Ce Forgeât est le fils d’un petit bourgeois de province, Chrétien Lescuyer, qui est venu à Paris pour y faire son droit, y a fait la fête, est devenu après plusieurs autres l’amant de la tendre Perrinette, et apprenant que sa maîtresse était enceinte et probablement de ses œuvres, Ta lâchée pour retourner dans sa province et s’y marier bourgeoisement. Un enfant est né, qui bientôt, la mère étant morte, est tombé au vagabondage des rues. Envoyé dans une colonie pénitentiaire, il y a, non pas achevé de se perdre, mais contracté de mauvaises habitudes, et noué des relations compromettantes. Rendu à la liberté, il s’est trouvé aux prises avec la misère, a résisté pendant des années ; enfin, dans un coup de folie, il a tué. Il se trouve que l’avocat-général chargé de requérir contre lui est justement son père : Chrétien Lescuyer. Celui-ci, pris de remords, s’accuse solennellement à l’audience, et, père repenti, ouvre les bras à celui qu’il a trop longtemps négligé. Dans tout cela il y a une victime, non pas bien entendu le marchand d’habits-galons, qui n’est pas intéressant, mais précisément l’assassin. Il y a un coupable : c’est le père. Ou plutôt la grande coupable est la société elle-même, la société bourgeoise.

M. Coppée a soutenu cette thèse avec une chaleur de cœur, une sincérité de zèle, une ardeur de conviction qui sont en soi des sentimens infiniment respectables et devant lesquels on ne peut que s’incliner. Il a fait plus et accompli un sacrifice des plus méritoires. Il s’est effacé devant sa cause, et, renonçant pour cette fois à nous faire admirer les grâces de son style et sa souplesse de virtuose, il a abdiqué tout souci de littérature avec un désintéressement bien rare chez un écrivain de profession. Il n’a pas cherché à piquer notre curiosité par la combinaison ingénieuse des événemens, persuadé que les faits seraient plus éloquens dans leur agencement