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manqué d’apercevoir l’injustice radicale d’une décision qui classait des concurrens sans qu’ils eussent subi les mêmes épreuves. Le rang officiel étant sans valeur, il n’a conservé dans sa mémoire que le premier rang, judicieusement accordé par Francœur.

Auguste Comte était regardé à l’Ecole polytechnique comme la plus forte tête de la promotion. Il était spirituel, pince-sans-rire, m’a dit un de ses anciens, capable d’une éloquence satirique et bouffonne, et à l’occasion même, d’une émotion communicative. On organisa, pendant sa seconde année d’études, une distribution de prix décernés par les anciens aux conscrits les plus sages et les plus vertueux. Comte présida la cérémonie, et, du commencement à la fin, — dix témoins me l’ont affirmé, — on y a ri de bon cœur.

Boute-en-train dans les jours de fête, Comte, dont le sobriquet était Sganarelle, exerçait dans les occasions sérieuses une influence quelquefois regrettable ; respectueux pour ses maîtres, il détestait ses chefs ; il fut l’occasion volontaire du licenciement de 1816. Littré n’a pas été bien informé de l’importance du rôle qu’il y a joué. Un de ses camarades m’en a fait le récit. L’impolitesse d’un répétiteur envers les élèves fut la cause de la crise. Ce répétiteur se nommait Lefebvre ; son nom, plus tard, est devenu Lefebvre, auquel il a ajouté de Fourcy. Lefebvre, excellent homme au fond et excellent professeur, ne voyait dans les élèves de l’Ecole polytechnique que des collégiens dont on avait changé le costume. Pendant ses interrogations, étalé dans un fauteuil très bas, il trouvait commode de placer ses pieds sur la table, presque à la hauteur de sa tête. Comte fut chargé, peut-être se chargea-t-il lui-même, de donner une leçon à ce maître irrespectueux ; il s’appliqua pendant l’interrogation, tout en répondant avec sa supériorité habituelle, à prendre une attitude moins commode peut-être, mais aussi moins convenable que la sienne. « Mon enfant, lui dit Lefebvre, vous vous tenez bien mal ! » Comte avait préparé sa réponse : « Monsieur, répondit-il, j’ai cru bien faire en suivant votre exemple. » Lefebvre le mit à la porte, en demandant pour lui une consigne. Tel fut le début de la crise.

Les élèves congédiés furent admis à concourir pour entrer dans les services publics. Guichard devint ingénieur des ponts et chaussées ; Lamé, ingénieur des mines ; Comte ne concourut pas. On a raconté que, par une rigueur exceptionnelle, et comme pour préluder aux injustices qui ont troublé sa vie, on lui avait refusé le bénéfice de la mesure prise en faveur de tous les autres : cela n’est pas exact ; il a écrit, il est vrai, à son ami Valat,