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précis de 8 heures. Devant cette foule noble, polie, éclatante, on a l’impression de sortir d’un monde et d’entrer dans un autre. Là, c’était le peuple ; nous sommes ici entre invités de l’Empereur. Il faut passer devant le porche de l’Ouspiensky sobor, marcher sur un long tapis que recroise à angle droit une lisse pareille tendue entre le palais et l’Ivan Veliki ; des chevaliers-gardes blancs, portant l’aigle d’or déployée sur leur casque d’argent, la croix de Saint-André rayonnant sur leur justaucorps rouge, des Cosaques du convoi pourpres sur l’étoffe pourpre, ces statues vivantes bordent l’allée impériale.

De bas en haut, depuis cette forêt de têtes rangées aux places prescrites jusqu’aux dômes vermeils qui pointent sur l’azur, la scène est prête pour le spectacle historique.

Un radieux matin, le premier de ce printemps tardif ; la terre heureuse sourit au ciel nouveau, maintenant ciel lumineux, ciel d’Italie, et tantôt ciel polaire, ciel de deuil et de frimas. Des hirondelles jouent entre les colonnes de la tribune, un vent vif tourmente les aigrettes, les plumets, les panaches. Ainsi un même sentiment d’attente et de respect passe en ce moment sur toutes ces âmes étrangères et les fait frissonner.

Les larges bandes de drap rouge qui découpent la surface de la cour comme la croix découpe un écusson, séparent des cantons où la Russie inscrit en signes vivans tous ses titres de noblesse. Là-bas, devant les églises de l’Annonciation et de l’Archange, se groupent des fonctionnaires, des députés des zemstvos[1] ; parmi eux, deux orchestres forment des cercles, leurs longues trompettes monophones posées sur des tables. Ici, devant la Granovitaïa Palata se mêlent des officiers de tous grades et de toutes armes ; un factionnaire du régiment Préobrajensky se tient près d’une guérite chevronnée de noir et de blanc ; par instans, le razvodiastchyi sort du corps de garde et va remplacer une sentinelle en quelque point de l’enceinte. Enfin, au pied même de la tribune, c’est le narod, c’est l’infinie population rurale représentée par ces quelques centaines de délégués, les baillis des cantons ; ceux-là, fatigués, se reposent, soit couché sur les dalles, soit assis à la turque, soit accroupis, leurs bras noués autour de leurs genoux ; ils attendent dans le silence et l’immobilité.

Tout à coup, les gendarmes répandus au milieu d’eux les font lever. Passent, venus du Perron Rouge, entrant à l’Ouspiensky sobor, les membres du corps diplomatique et les chefs des missions extraordinaires. Des maîtres de cérémonies accompagnent ce

  1. Assemblées provinciales comparables à nos conseils généraux.