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porter son cœur sur sa manche, à la disposition de qui veut le prendre ; et cependant, il ne se marie pas en Polynésie, fût-ce à la mode du pays, pour un jour. Il n’y a pas de femme dans toute son œuvre. Je n’y vois guère que la silhouette d’une certaine Elizabeth, élevée à la mission protestante, au milieu des filles du pasteur et pourvue de tous les arts de la civilisation, de tous les principes d’un christianisme austère ; ce qui ne l’empêche pas de se jeter, si européanisée qu’elle paraisse, dans les bras du premier païen de sa race qui vient tout nu, et une flûte de bambou à la narine, chanter sous sa fenêtre l’amour débarrassé du Code et de la Bible. Sauf cette Elizabeth, redevenue en un clin d’œil, dans la solitude des bois, Hokoolélé, l’Etoile filante, bonne épouse d’ailleurs et tendre mère, on ne rencontre que des groupes féminins anonymes qui font partie intégrante du paysage, comme pour cette description de la danse à Papeali :

« La danse telle qu’elle est, quand tous les élans de l’âme trouvent leur expression dans les mouvemens du corps… Que ces corps soient des âmes incarnées, ou ces âmes des corps spiritualisés, ils sont pour le moment inséparables. Le feu brûlait avec ferveur, les bananiers déployaient en guise de décor leurs bannières déchirées, les palmiers agitaient des panaches d’argent là-haut, au clair de la lune. La mer haletait sur son lit de sable dans un profond sommeil ; le cereus, qui fleurit la nuit, ouvrait ses cellules de cire vierge et prodiguait son trésor de parfums. Cercle sur cercle, de sombres figures sauvages se tournaient vers l’aire illuminée par la flamme où les danseuses s’arrêtèrent un moment, les draperies diaphanes qui les enveloppaient rassemblées autour d’elles et retenues négligemment dans une seule main. Alors la musique exhala des sons réitérés empruntés au trille aigu des oiseaux et à la basse du vent, des syllabes pleines et sonores, richement poétiques, révélant les orgies et les mystères dont sont témoins ces vallées enchantées que fréquentèrent les dieux. A entendre cela, comment n’être pas pris de folie ? Et les danseuses aussi sont folles. Elles dansent et gesticulent à l’infini, tourbillonnant au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens accompagnés de tam-tam, jusqu’à ce que l’incessante ondulation de leur corps devienne serpentine. Dans une suprême frénésie, elles crient l’ivresse qui les possède, jettent au loin leurs vêtemens et restent nues comme la lune elle-même. Telle fut la vision qui me tint éveillé jusqu’à l’aube ; ensuite, je repris péniblement mon chemin dans l’herbe mouillée, et je tâchai d’oublier, mais je ne pus y réussir tout à fait, et je ne l’ai pas pu jusqu’à ce jour. »

Au surplus, il n’a pas oublié davantage les prouesses des