On a reproché à M. Guinon que l’amour et la jalousie de Raymond et de Louisette fussent purement sensuels. Je pense qu’on a eu tort, car c’est l’amour physique qui est la vraie possession, et c’est l’idée du partage physique qui est la vraie torture. Ne vous y trompez pas : c’est la Vénus terrestre qui est la divinité de la moitié des tragédies de Racine. Ses grandes amoureuses suppliciées ne s’attachent que fort accessoirement à la beauté d’âme de leurs amans. Cela n’est point à démontrer pour Phèdre : mais Roxane, qui n’a jamais parlé à Bajazet, croyez-vous que ce soit l’âme de ce jeune prince qu’elle considère ? Seul l’amour des sens est égoïste jusqu’à la folie et jusqu’au crime ; seul il fait qu’on tue ou qu’on se tue. Je ne vois pas du tout Dante, Pétrarque ou Lamartine commettant des assassinats pour Béatrice, Laure ou Elvire, ou conduits par elles à la maison de santé.
L’infidélité intangible et le partage d’une âme aimée, on en peut souffrir, mais non pas jusqu’au délire ni jusqu’à l’oubli de toutes les lois divines et humaines. Si Rougier était un homme supérieur et si Louisette subissait son ascendant, je connais Raymond : il admettrait fort bien que Louisette fût docile aux opinions littéraires de son mari, pourvu qu’elle lui refusât ses caresses. Et si Louisette n’avait donné à Raymond que son esprit ou son âme, Rougier, tout en le supportant impatiemment, ne croirait peut-être pas le mal sans remède, et, s’il reconquérait un jour l’âme de sa femme, il serait de nouveau tranquille : car le don d’une âme, cela ne laisse pas de traces sensibles après soi. L’amour physique, seul, crée l’irrémédiable ; le don du corps, cela est concret, indiscutable ; cela ne peut pas être considéré comme n’ayant jamais été. Si l’amour de Louisette et de Raymond était autre chose que l’amour physique, tout cru, tout nu, et poussé au dernier point de fureur et d’aveuglement, la pièce de M. Albert Guinon n’aurait presque plus de sens.
J’avoue d’ailleurs que le spectacle de cet amour-là, à ce degré, m’a toujours été odieux quand, par hasard, je l’ai rencontré dans la vie. Il y a, dans ce fait de deux êtres vivant uniquement pour les sensations qu’ils attendent l’un de l’autre, et à qui le reste est indifférent ou ennemi, un je ne sais quoi de désobligeant et d’insultant pour toute la communauté humaine. L’amour idéaliste et sentimental ou, simplement, l’amour ordinaire, même assez vivement sensuel, n’exclut ni la notion du devoir, ni les soucis altruistes et les pensées généreuses. Le reste de l’univers n’a point cessé d’exister pour lui, même, dans la théorie platonicienne, affinée par l’idéalisme du moyen âge, puis par la délicatesse et la fierté des Précieuses, l’amour contribue au perfectionnement moral, est grand instituteur de vertu et d’héroïsme. Mais, autant qu’aucun péché capital, autant que l’avarice, la cupidité ou la cruauté, l’amour-possession, union hermétique et multiplication