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Ce qui, dans l’immense composition, devait frapper dès l’abord, j’imagine, ces premiers visiteurs, c’était l’emploi qui y était fait de la figure humaine pour des fins aussi multiples que disparates. Ce monde de Michel-Ange ne connaissait qu’un seul règne, celui de l’homme, à l’exclusion de tous les autres règnes de la nature ; l’homme y absorbait et remplaçait tous les phénomènes de l’univers. Ni ciel, ni horizon, ni paysage, ni monumens architectoniques nulle part ; rien que la figure humaine sous toute couleur — chair, bronze ou chiar oscuro — et sous toute forme : ici, incarnation des idées les plus transcendantes, et là, simple motif de console et de base, prétexte d’ornement et d’arabesque ; homme-Dieu dans Jéhovah, homme-Esprit dans les Prophètes et les Sibylles, homme-héros dans les personnages bibliques, homme-plante dans les colosses rampans et grimpans le long des ogives des fenêtres, homme-pierre dans les putti en grisaille et les enfans-cariatides, homme-crochet dans les ignudi chargés de guirlandes avec médaillons. Pour Buonarroti, la figure humaine restait toujours la forme absolue et le moyen d’expression unique en toutes choses et en toute occurrence.

Non moins extraordinaire, et plus déroutant encore si possible, devait paraître dans cette peinture le parti pris d’éviter tout l’ensemble des types, des symboles, des emblèmes et des conventions de l’art chrétien tel qu’il s’est développée travers une longue suite de générations et sous la main de tant de maîtres illustres. On voyait des anges sans ailes, des saints sans auréoles, Dieu le Père sans couronne ni globe, des draperies fantastiques qui n’étaient ni le costume idéal, ni le vêtement réaliste des anciennes écoles. Michel-Ange répudiait entièrement le grand héritage du passé ; le précieux trésor de croyances, de légendes et d’imaginations amassé par les siècles était comme non avenu pour lui ; il prenait ses inspirations et ses modèles au-delà du domaine exploré par ses devanciers, dans des régions inconnues et vagues, et inaugurait un art qui défiait toutes les habitudes prises, toutes les notions reçues, toutes les traditions consacrées.

Art étrange, hautain et arbitraire, qui faisait abstraction complète de la beauté, de la grâce, de l’agrément, et n’avait souci que du colossal, du pathétique et du nu ! La prédilection du nu y allait jusqu’à refuser la ceinture de feuilles au couple chassé du Paradis. Le colossal y était l’attribut non seulement des Prophètes et des héros, mais aussi bien des figures les plus secondaires ou même purement décoratives. Peu de relation, en