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plus la belle intégrité de caractère des Indiens, restés fidèles à leurs traditions : il n’a pas encore l’intelligence ouverte et l’assimilation rapide du descendant espagnol. Ceux que j’ai observés m’ont paru faux, têtus, avec je ne sais quoi de brutal et d’enfantin. Je laisse de côté leur ivrognerie, qui mériterait de devenir proverbiale, mais alors même qu’ils sont dans leur état normal, ils conservent leurs allures et leurs brusqueries d’ivrognes. Ces matelots de l’ivresse en gardent le roulis. J’en ai vu un qui, au milieu d’une conversation très calme, apercevant une bouteille vide dans une ornière, la prit et vint la briser sur une marche de pierre où des femmes et des enfans étaient assis. Un miracle voulut qu’aucun visage ne fût ensanglanté par des éclats de verre. Son exploit accompli, il reprit tranquillement sa place dans le groupe de ses compagnons. Personne n’avait bronché, pas même les enfans. Ils ont un mépris complet, non seulement de la mort, mais encore de la souffrance physique. Dans les dangers à courir, leur hardiesse frise la démence. J’en sais qui, la main gauche broyée par l’engrenage d’une machine, continuèrent à travailler de la main droite. Ils n’ont aucun désir d’instruction, aucun souci d’économie et n’apportent à leur besogne aucun esprit d’initiative. Je ne pense pas qu’ils rachètent leurs défauts par la fierté civique des rotos chiliens. Ces ilotes ne peuvent être des citoyens. Leur honnêteté est sujette à caution : ils volent et souvent pour le plaisir de voler. Mais ils ont, comme les Indiens et les hommes primitifs, les larmes faciles et abondantes. Pendant le chômage du carnaval, les rixes sont fréquentes : toutes celles auxquelles j’ai assisté se sont terminées par des pleurs. Les vaincus s’en allaient avec des sanglots de gamins. Souvent, le visage égratigné ou le nez en compote, ils nous prenaient à témoin du mal qu’on leur avait fait et de la méchanceté de leurs assaillans. D’ailleurs leurs impressions durent peu et nous retrouvions bientôt ces désespérés attablés gaîment devant une bouteille d’eau-de-vie. J’ai tort de dire « gaiment ». Ils ne respirent jamais la gaîté, même devant la perspective d’une ripaille. Je remporterai de l’Amérique la vision de la plus irrémédiable tristesse humaine.

Les voyageurs, qui parcourent l’Orient, sont frappés de la mélancolie hautaine de l’Arabe, du Persan ou de l’indou. Mais cette mélancolie, qui prend sa source dans la foi religieuse, revêt un caractère de noblesse et de sérénité, et s’harmonise avec la nature ambiante. Elle a la valeur d’un principe et d’un dogme. Dieu transparaît sous son silence. Ici, la tristesse n’émane point d’un fatalisme conscient ; elle n’est pas provoquée par le sentiment que l’homme éprouve de sa petitesse insignifiante, au milieu d’un jeu de forces obscures et colossales. Elle provient