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étrangers. C’est que les outillages, les procédés, les exemples nationaux manquent encore ; le milieu industriel russe ne se compose que d’élémens empruntés. Plantées en terrain neuf, les entreprises ont pu y croître à l’aise ; par l’énormité des proportions acquises, elles jouissent comme de monopoles et défient toute concurrence. Isolées, elles ont appris à se suffire ; ailleurs, on divise le travail ; ici, on le concentre ; et tisse-t-on la soie, qu’il faut aussi la teindre, l’apprêter, réaliser tous les intermédiaires depuis le fil du cocon jusqu’à la pièce d’étoffe prête pour le tailleur ou le tapissier.

La condition des ouvriers est singulière. Bien qu’habitant la ville, ils demeurent des paysans liés à leur village ; ils conservent leur droit à la terre et leur charge d’impôts. Faute de l’argent que la commune attend d’eux, ils perdraient ces passeports délivrés par l’assemblée communale et sans lesquels on ne peut résider au loin ; ils retourneraient à l’incertitude et à la tristesse de la vie agricole.

Ainsi Moscou n’est que le port où se rallient les émigrés de la campagne ; de là sa curieuse propriété, qu’on y naisse moins qu’on n’y meurt[1], et qu’elle croisse par apport plus que par génération. Dans de pareilles conditions, la sujétion de l’ouvrier par rapport aux communautés rurales est la cause bienfaisante qui retarde dans la ville la formation d’un prolétariat. Le patron, fondé de pouvoirs de la commune, dispose par elle d’une vaste autorité. Les ouvriers qui s’embauchent déposent entre ses mains leur passeport avec leur liberté ou plutôt avec l’inconstance de leur caractère qui rendrait impossible toute régularité dans le travail et dans la production. La règle de la vie intérieure est une règle sévère : on ne sort que pour ne plus rentrer ; on travaille non pas huit heures, mais aussi longtemps qu’il fait jour. Ainsi se trouvent rachetés les nombreux chômages du calendrier ; ainsi les périodes de travail intense succèdent à celles d’oisiveté complète, selon ces brusques alternances coutumières à la vie russe comme au climat russe ; ainsi des formes toutes militaires s’introduisent naturellement dans la vie industrielle et maintiennent ce peuple dans des cadres très rigides, utiles à la faiblesse de l’individu.

  1. Il convient d’ajouter à cette cause apparente d’autres causes très réelles comme l’insalubrité du sous-sol moscovite, les émanations de la Moskra et surtout l’ignorance et l’incurie de la population.