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mouchoir rouge par-dessus. Et c’est ensuite l’école pour la seconde fois. Encore des grincemens, et des râles; et peut-être un ou deux vagues efforts pour orner le vide d’un des trous carrés, à droite ou à gauche, en versant de l’eau dans un pot de fleurs plein de boue. Et le soir descend, et le trot des petits pieds s’engouffre dans les trous oblongs, précédant la marche plus lente des ouvriers, noirs de suie. Une odeur de harengs saurs, en haut et en bas. Les ténèbres. Un combat de gamins dans la rue; un autre, peut-être, de leurs parens, devant le débit de bière. Le sommeil. Et ceci est l’histoire d’une journée, dans cette rue ; et toutes les journées y sont, inexorablement, pareilles l’une à l’autre...

« Nul événement du monde extérieur n’a son contre-coup dans cette rue. Les nations peuvent s’élever, ou s’écrouler : ici la journée alignera ses vingt-quatre heures de la même façon qu’elle a fait la veille, et fera le lendemain. Au dehors il peut y avoir des guerres, ou des bruits de guerre, ou des fêtes publiques : le trot des petits pieds, dans la rue, n’en sera ni ralenti ni accéléré. Les petites filles, notamment, continueront à aller au marché avec leurs lourds paniers, et à tenir le prix du tard pour la principale des considérations humaines. Rien ne pourra jamais troubler cette vie — rien, sauf une grève, cela va sans dire.

« Personne ne rit ici ; la vie y est chose trop sérieuse. Personne ne chante. Quand un rayon d’amour descend sur quelque recoin de la rue, il y descend très tôt dans la vie, et ce n’est encore qu’un rayon bien fumeux. Il y descend très tôt, parce qu’il est la seule chose un peu brillante que la rue voie jamais, et qu’ainsi il est attendu et qu’on l’appelle avec impatience. Garçons et filles vont de long en large, gauchement, bras dessus bras dessous. Ils se « tiennent compagnie », à la manière indigène. Il n’y a point d’échange de promesses, point d’engagement, pas même de paroles d’amour. Le couple marche, à travers les rues, le plus souvent en silence. Et l’amour est une chose bien triste, dans cette rue, quand on le compare à ce qu’il est dans d’autres endroits. Il commence trop tôt ; et il finit trop tôt.

« Personne de cette rue ne va au théâtre. Cela exigerait un long voyage, et coûterait de l’argent, et il faut acheter du pain, et de la bière, et des bottes. Personne ne lit des vers, ni des romans. Ces mots même sont inconnus. Un journal du dimanche, çà et là, fournit la provision de lecture que la rue est capable d’absorber. A peine si de temps à autre une mère a découvert un roman-feuilleton parmi les trésors cachés de sa fille, après son départ. L’air de cette rue ne favorise point l’idéal.