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civilisation par la conquista d’Yermak Timoféief, n’est point civilisée encore, ni conquise économiquement ; voici commencer vers elle un grand mouvement. Les ambitieux que le lucre attire, les pauvres gens qui fuient le malaise de la vie rurale, les ignorans que traque l’intelligence et qui cherchent un coin obscur où se bauger, tous s’en vont vers les montagnes de métal, vers les terres neuves à la culture, vers les déserts propices à l’existence sauvage. Ainsi l’amibe russe qui se déforme et déflue vers l’orient, vers la lumière, et cherche de ce côté une nouvelle position d’équilibre, emporte bien loin de Kief son centre de gravité.

C’est pourquoi les empereurs eux-mêmes ne paraissent plus ici qu’en pèlerins. Une visite à la Lavra, une revue des troupes, un office à Sainte-Sophie, un repas où paraît le poisson veresoub péché dans la rivière Rossi, laquelle fournit seule ce manger impérial : jusque dans ces épisodes traditionnels, les caractères des souverains se sont laissé voir. Catherine séjournait ici pendant le carême de 1784, avant son grand voyage de Crimée ; vraiment impératrice, car elle dominait son entourage, elle n’interrompait pas sa vie enjouée et laborieuse, mais improvisait une petite cour où Ségur joua son rôle et dont il a conté les passe-temps. Alexandre Ier, au retour de France, venait humilier dans le sanctuaire son front victorieux. Il avait envoyé de Paris au trésor de Sainte-Sophie un vase sacré portant l’inscription : « En mémoire de la libération nationale et des bienfaits rendus par la Russie à ses ennemis mêmes. » Dans la cathédrale, il récitait les psaumes avec les chantres ; il visitait à la Lavra un moine aveugle, le saint homme Vassien.

— Etes-vous depuis longtemps au service de l’Empereur ? demandait le religieux qui pensait recevoir le prince Volkonsky ; et la conversation se poursuivait librement jusqu’à ce que le prince supposé se démasquât :

— Bénissez-moi comme le dernier de vos fils spirituels, comme un simple chrétien…

Mais Nicolas, humant ici une odeur de révolution, entrait dans Kief le sourcil froncé. La ville n’était pas ce centre purement russe qu’elle est devenue, mais l’élément polonais y dominait ; ou plutôt le fond vraiment russe de l’ancienne population portait à la surface une couche polonaise par-dessus laquelle un nouveau sédiment national commençait à se déposer. Pour hâter cette russification, le souverain offrait des gages : le pont Nicolas,