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relisait ses pages, la cadence qui régnait dans son style. » Chateaubriand lui donnait des conseils, le poussait à écrire, il était frappé de cette éloquence impétueuse, éclatante, qui remplissait les conversations comme les plaidoyers de son jeune ami. « Vous avez bien du talent, lui disait-il, vous irez loin, vous serez le premier de votre génération. » Lorsqu’une ordonnance royale du 6 juin 1824 arracha brusquement à Chateaubriand le portefeuille des affaires étrangères, Berryer accourut : tout en lui exprimant son chagrin de cette disgrâce, il lui montra le numéro du Journal des Débats qui renfermait une déclaration de guerre contre M. de Villèle. « J’ai lu cela avec peine, dit-il. — Et pourquoi ? — Mais c’est la guerre ! — Eh bien, oui ! c’est la guerre, nous la ferons, et (brandissant sa plume), avec cela, ajouta Chateaubriand, j’écraserai le petit homme. » Et comme Berryer essayait de l’apaiser, citait l’exemple du duc Mathieu de Montmorency qui, par la dignité de son attitude, s’était élevé dans l’opinion en tombant du pouvoir, il repartit sèchement : « Je vous engage, monsieur, à reporter ces paroles à M. de Villèle, votre protecteur. » Mais Berryer : « Je vous demande pardon, monsieur le vicomte, je ne puis accepter ces expressions. Quoique jeune encore, je suis décidé à n’accepter le patronage de personne, si haut qu’il soit, pas même le vôtre. » Et il se retira. La sortie de Chateaubriand lui était entrée « comme un acier dans le cœur ». Il le revit, le défendit après 1830 ; ils se prodiguèrent les procédés les plus délicats ; mais le charme était rompu, et l’estime, l’admiration, la reconnaissance eurent plus de part à leurs rapports que l’affection.

C’est dans les bureaux du Conservateur que Berryer avait connu l’abbé de Lamennais, et, peut-être en vertu de cet axiome que les extrêmes se touchent, ces hommes si différens au physique et au moral n’avaient pas tardé à se lier d’une étroite amitié. L’âme de Lamennais, cette âme de colère, soupçonneuse, inquiète, dominatrice, s’adoucissait au contact de la sienne ; de son côté, Berryer ressentait profondément la puissante morsure de cette parole : il fallait, disait-il, l’arrêter dès les premières phrases, sinon on était sous le joug. Dans une visite qu’il fit à la Chesnaie en 1822, la conversation se prolongea presque sans interruption pendant deux jours ; passant de l’Eglise militante, de l’Église triomphante, et de l’Église souffrante aux problèmes du magnétisme, aux théories de Swedenborg, Lamennais s’anima, et finit par aller si loin, que son ami lui saisissant le bras, comme