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avait lues, des paroles qu’elle avait entendues sur la loi de sélection, sur la nécessité mathématique de la mort précoce. Sans doute sa petite sœur était inapte à soutenir le choc de l’existence : elle portait en soi la plaie mortelle d’une antique race épuisée. Elle paraissait avoir été conçue dans une nuit de névrose... » Mais je ne puis me résigner à traduire la suite des rêveries de cette jeune femme, que l’auteur nous représente comme le modèle de la parfaite santé du corps et de l’esprit. « Tu t’attaches à un monstre, lui soufflait sa raison. Tes efforts ne serviront qu’à prolonger une agonie, et à te communiquer à toi-même des germes mortels. »

La préoccupation de ces « germes » joue un rôle énorme dans la vie morale d’Émilia. Une nuit, après un cauchemar, la malheureuse Roberta s’échappe de son lit, réveille sa sœur, et la supplie de la prendre un instant près d’elle. « Les regards d’Émilia parcoururent le corps dévêtu de la jeune fille, ce corps moite d’une moiteur contagieuse. L’instinct de la vie se révoltait en elle contre l’idée d’un sacrifice sans raison. » Si bien que Roberta, tremblante de terreur et d’angoisse, dut retourner toute seule dans sa chambre. « Ne t’attache pas à elle, disait encore à sa sœur la voix du bon sens : elle est condamnée. Tu es du côté de la vie, et elle, de la mort. Tu as les droits de ceux que le génie de l’Espèce a créés pour l’entretien de son intégrité : Roberta n’a que le devoir de renoncer, devoir que lui imposent son mal et le danger de la contagion. »

Sur ce point de morale particulier, cependant, la sage Émilia est en désaccord avec un autre des représentans de l’Espèce dans le roman, le jeune médecin Cesare Lascaris. Celui-ci estime en effet, lui aussi, que c’est « absurdité pure » pour une personne bien portante de s’attacher à une créature « dégénérée et vouée à la mort » ; mais il déclare que les créatures de cette espèce ont « le droit de vivre autrement que nous, qui sommes sains, et qui représentons l’exemple. » — « Enlevez donc le masque de votre visage, leur dit-il, jetez au loin l’hypocrisie atavique ! Soyez libres ! »

Lui-même, d’ailleurs, en bon évolutionniste, s’il se résigne à garder « l’hypocrisie atavique », ne se fait pas faute, au moins, de jeter loin de lui ce qu’il appelle « les illusions de l’altruisme. » On n’imagine pas un être plus profondément égoïste, ni d’une façon plus consciente et plus raisonnée. C’est lui qui, au nom de l’Espèce, travaille délibérément à détacher Émilia de sa sœur moribonde. Et cependant, la « sensualité » est chez lui si développée, d’une façon si normale et si intégrale, qu’il ne peut se résigner à aimer séparément