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les autres dieux dans le domaine propre qui leur était réservé, afin de les en déposséder, c’était une agression inattendue, contraire à l’entente généralement acceptée et qui aurait ébranlé par là un des fondemens sur lesquels reposait l’équilibre moral de l’empire.

Rien d’étonnant dès lors que les pouvoirs publics se soient de bonne heure alarmés et mis en défense. Inquiétude d’autant plus naturelle que l’effet de cette infraction à la paix commune ne tarda pas à se faire sentir par une perturbation générale, car tout était païen dans l’empire. Par la souplesse de ses transformations constantes, le polythéisme avait su se rendre présent partout, et marquer son empreinte sur tous les faits de la vie publique ou privée. Point de famille dont le foyer ne fût consacré par un génie domestique ; point de hameau solitaire où ne s’élevât un autel rustique ; point de cité populeuse qui ne s’enorgueillît de la majesté de son temple et de l’éclat de ses cérémonies, et ne comptât même, parmi ses industries les plus fructueuses, le commerce des statues, des idoles, des victimes et des offrandes. Les missionnaires chrétiens ne pouvaient faire un pas sans blesser un intérêt, une croyance, sans susciter un trouble et provoquer une résistance. C’était bien ce qu’avait prédit le divin maître quand il annonçait qu’il apportait non la paix, mais la guerre. Oui, la guerre de l’inflexible vérité contre la paix achetée entre toutes les formes de l’idolâtrie, au prix de l’honneur divin et de la dignité humaine. Comment s’étonner que l’accord qui avait laissé si longtemps tous les dieux vivre et régner en amis sur leurs autels divers se soit changé en une coalition passionnée contre l’ennemi commun qui venait inopinément les troubler ?

La question, maintenant, est de savoir si une religion fondée sur le culte d’un Dieu unique, contraire, par là, à l’un des principes fondamentaux qui avaient présidé à la formation de la domination romaine, était compatible avec son maintien ; et si ce n’est pas ce dogme même de l’unité divine qui fut la liqueur nouvelle dont, suivant la métaphore de l’Evangile, la fermentation a fait éclater le vieux vaisseau ? C’est possible, mais alors, due à une telle cause, la chute de l’Empire est un malheur dont peut se consoler l’histoire moderne ; le tort de ceux qui l’ont amenée ne doit pas lui paraître irrémissible ; en tout cas, ils le payaient de leur vie et leur mémoire n’en a pas souffert.

Il semble que cette considération aurait dû leur valoir, de la part de M. Duruy, une justice plus complète, car cette grande