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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/707

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les « nouveautés » flottent, pour ainsi parler, dans l’esprit des contemporains intelligens avant de se réaliser dans un chef-d’œuvre. Ainsi, ce qui appartient à l’auteur d’un ouvrage illustre, — soit que cet ouvrage commence ou qu’il continue une série, — c’est seulement la beauté dont il donne l’impression. Mais cette beauté même, que nous n’avons point faite, ne devient-elle pas nôtre dans la mesure où nous la comprenons ? Ne devient-elle pas entièrement nôtre si nous la comprenons tout entière ? Et, dans ce moment-là, ne sommes-nous pas les égaux du poète lui-même, — sauf par un point et d’assez peu d’importance : la faculté de création artistique, qui n’est qu’un accident heureux et qui ne suppose pas nécessairement la supériorité de l’intelligence ? La beauté d’un ouvrage, n’étant rien si elle n’est reconnue et sentie, est, en un sens, l’œuvre de tout le monde. Théorie consolante, fraternelle, et qui a ce grand avantage de supprimer l’envie.

Les vers de M. Edmond Rostand étincellent de joie. La souplesse en est incomparable. C’est quelquefois (et je ne m’en plains pas) virtuosité pure, art de mettre en vers n’importe quoi, spirituelles prouesses et « réussites » de versification : mais c’est, plus souvent, une belle ivresse de couleurs et d’images, une poésie ensoleillée de poète méridional, si méridional qu’il en parait presque persan ou indou. Des gens difficiles ont voulu relever dans ses vers des négligences et de l’à-peu-près. Je n’en ai point vu autant qu’ils l’ont dit ; d’ailleurs cela échappe à l’audition, et, au surplus, tout est sauvé par le mouvement et par la grâce. M. Rostand a continuellement des métaphores et des comparaisons « inventées », d’une affectation savoureuse et d’un « mauvais goût » délectable ; il parle le plus naturellement du monde le langage des précieux et celui des burlesques, qui est le même dans son fond ; et ce qui m’avait offensé dans la Samaritaine me ravit ici par son étroite convenance avec le sujet.

Dans ce personnage si riche de Cyrano, insolent, fastueux, fou, magnanime, jovial, tendre, subtil, ironique, héroïque, mélancolique et je ne sais quoi encore, M. Coquelin a été, d’un bout à l’autre, admirable, et d’une sûreté, d’une ampleur et d’une variété de diction !... Il est, sans comparaison possible, le grand comédien classique des rôles expansifs et empanachés. Son fils Jean est un Ragueneau coloré et copieux. Mme Maria Legault est une charmante Roxane et qui passe avec art de la délicatesse pointue à la passion sincère. Volny, Gravier, Desjardins, et tous les autres, ne méritent que des éloges. Et la mise en scène est excellente d’ingéniosité et de justesse.