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a déjà pressenti la nouvelle. Il entre, et, dès les premiers mots, l’affreuse vérité éclate tout entière. Elle tombe à terre, comme foudroyée ; des paroles inarticulées s’échappent de ses lèvres : « Miséricorde, mon Dieu ! Faites-lui miséricorde !... » Après quelques instans, elle se relève par un suprême effort, se retire dans son oratoire, et pendant de longues heures y reste enfermée, laissant libre cours à ses larmes.

Sa douleur est immense. Elle pleure l’enfant qu’elle a bercé sur ses genoux, à qui longtemps elle a servi de mère[1], dont les baisers et les caresses l’ont souvent consolée des tristesses, des déceptions de la vie. Elle pleure aussi le prince vaillant, en qui semblait renaître la généreuse ardeur du héros de sa race, le capitaine de vingt-cinq ans dont les audacieux exploits, colportés à travers l’Europe, ont plus d’une fois fait battre de fierté, sous la guimpe de novice, un cœur qui, comme elle dit, a gardé « cette faiblesse de ne point haïr les coups de canon ». Chers souvenirs du passé, joies orgueilleuses du présent, nobles promesses de l’avenir, tout s’effondre à la fois, et gît dans le fossé de Vincennes. Les lettres qu’elle écrit aux siens, pendant ces jours terribles, expriment ces sentimens avec une saisissante éloquence ; c’est la nature qui reprend ses droits, c’est l’âme blessée qui se révolte et qui crie sa souffrance : « mon père ! mon frère ! Existez-vous encore après un tel déchirement de cœur ? Comment vous peindre l’état du mien ? Mes bien-aimés, mes infortunés amis, je me jette dans vos bras ; votre douleur est la mienne, jugez-la donc !... Quelle perte ! Et par qui ! Et de quelle manière ! Et il règne sur toute l’Europe, celui qui en est l’auteur ! Toutes les puissances lui sont asservies... Je n’ai point de courage, et n’en veux point avoir en ceci. Je me glorifie, oui, je me glorifie des larmes que je répands... » Elle revient à chaque page sur les circonstances de la mort, peint, en quelques traits hachés, la scène dramatique de l’exécution : « Il n’a pas voulu se laisser bander les yeux. Il a dit qu’il était accoutumé à voir le feu, qu’il savait mourir... Il a demandé ensuite quelques instans pour se recueillir, puis a marché au supplice d’un pas ferme, s’est refusé aux formalités ordinaires, et a reçu la mort debout, immobile, les yeux élevés au ciel... Des larmes de feu inondent mon visage... Il a vécu, il est mort en héros[2] ! »

  1. Après la séparation du duc et de la duchesse de Bourbon, le duc d’Enghien resta auprès de son père. Il ne voyait sa mère qu’à de rares intervalles.
  2. Une lettre de la princesse, écrite à son frère quelques mois plus tard, ajoute certains détails qu’elle tient, dit-elle, d’un témoin très bien informé, mais qu’elle n’a pas le droit de nommer : « Sa destination, qui était d’être conduit au Temple, fut changée en arrivant à Paris, dans la crainte d’une effervescence en sa faveur... On le conduisit donc à Vincennes, dans un galetas où des scélérats avaient été enfermés : » Sans doute on ne me mettra pas ici », dit-il avec un air qui imposa. En effet, on le mit dans une chambre plus convenable... Quant à l’horrible interrogatoire, il ne fut pas long : à la deuxième ou troisième question, où l’on articula le port d’armes contre la République, ce cher infortuné répondit : « Je vois ce qu’on veut, je n’ai plus rien à vous dire. » A Dijon, ajoute la princesse, beaucoup de gens ont porté un ruban noir sur la poitrine en signe de deuil ; les vieux serviteurs de Chantilly manifestent un touchant désespoir ; plusieurs des domestiques du prince sont tombés malades de chagrin ; sa nourrice, Mme Robert, et sa sœur de lait sont devenues folles toutes les deux. » (Lettre du 28 novembre 1804. Arch. nat.)