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diffus. Les cinq corps d’armée dont Kief est le chef-lieu couvrent une superficie presque égale à celle de la France. Seule la locomotive permet au gouverneur militaire d’exercer efficacement l’autorité absolue que met entre ses mains un régime décentralisateur. Une fois de plus, il vient de quitter sa résidence ; admis depuis quelque temps à l’honneur de partager sa vie voyageuse, nous sommes assis à côté de lui dans son wagon.

Le général quartier-maître s’abîme dans quelque méditation tactique ; les jambes croisées, un crayon entre les doigts, il tient d’une main son menton et de l’autre le carnet ouvert dont il considère attentivement la page ; deux reflets, sur les verres de ses lunettes, cachent ses yeux et font dans son visage austère deux trous lumineux. Le comte G..., officier et propriétaire, rêve peut-être de ses pouds de farine et de ses védros d’eau-de-vie, de tous les produits que lui donnera cette année son domaine de Podolie. Et voilà toute la suite du commandant des troupes, du général Dragomirov[1] ; lui-même est assis devant la table commune ; vêtu de la veste de peau qu’il porte d’ordinaire dans ce cabinet roulant, la papaka sur la tête, il fume un énorme cigare ; et comme je lui demande un éclaircissement sur une page de son livre Quatorze années, la conversation s’engage et s’étend ; de ce ton de voix heureux et calme qu’il a chaque fois qu’il s’approche de ses troupes, il parle, il raconte sa carrière.


C’est vers la fin des années quarante qu’il entra comme sous-lieutenant dans un régiment de la garde, le fameux régiment Séméonovski. L’armée russe d’alors était encore copiée sur celle du grand Frédéric, ou plutôt, grâce aux renchérissemens successifs de Paul, d’Alexandre et de Nicolas, elle était une imitation lointaine et difforme de cette armée. Détournée de son but final, la guerre, l’instruction militaire dégénérait en pratiques irrationnelles et machinales, et donnait comme résultat un soldat dressé à cent gymnastiques, rompu à toutes les obéissances, mais inconscient de ses devoirs, amoindri dans sa personnalité.

On enseignait trois espèces de pas : le pas de course, exigé des tirailleurs ; le pas accéléré, usité communément dans les

  1. Par oukaze du 1er/13 janvier 1898, le général Dragomirov. tout en continuant d’exercer les fonctions de commandant des troupes a été fait gouverneur général de Petite-Russie, Volhynie et Podolie.