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manœuvres ; enfin, le pas lent, assouplissement qui plaisait particulièrement à l’empereur Alexandre.

Le soldat qui marchait vingt mètres au pas lent sans renverser une seule goutte d’un verre posé sur sa tête et rempli jusqu’au bord comptait dans les émérites et n’avait plus rien à apprendre. L’armée était pleine de ces vieux marcheurs qui n’avançaient pas. Ils connaissaient la charge, le démontage, l’astiquage, la nomenclature de l’arme ; quelques-uns même, la théorie du tir ; ne sachant en tout que leurs prières, ces illettrés parlaient de trajectoire et de parabole. Eh quoi ! songeait Dragomirov lieutenant, exigerez-vous du paysan la nomenclature de la charrue et la théorie du labourage ? Du combat, nul souci ; on admettait que les soldats avaient sur le pointage des idées innées ; quant à l’apprentissage du feu, ils brûlaient annuellement trois cartouches, à moins que l’exercice ne fût décommandé pour cause de mauvais temps. Rien enfin ne détournait le fusil, arme de jet par la balle qu’il lance, arme d’estoc par la baïonnette dont il est muni, de sa définition nouvelle : un ustensile à faire l’exercice.

Or l’instruction des troupes frédériciennes correspondait du moins à la-tactique frédéricienne. L’approche d’une ligne mince et l’emploi des feux de salve étant les deux moyens de cette tactique, d’une part l’automatisme de la marche individuelle aidait à cette manœuvre indivise et simultanée, de l’autre la pratique machinale du maniement d’armes assurait la vitesse du tir sur les rangs. La brutalité même du drill prussien se justifiait : à des troupes mercenaires et sans valeur morale, il fallait imposer un mobile plus fort que la peur, il fallait, selon la formule, faire craindre la baguette du caporal plus que la balle de l’ennemi. Mais pour nos combats du XIXe siècle où, renonçant à noyer l’adversaire sous la marée montante d’un seul assaut, nous prétendons lancer sur lui plusieurs brûlots, des bataillons, qui puissent et qui veuillent l’atteindre ; où, dans des unités souples et vivantes, chacun garde son juger et son vouloir ; pour des armées nationales, prêtées au pouvoir, non pas données et qui n’appartiennent qu’à la nation ; pour des sujets russes, si faibles et si doux, l’automatisme était-il un bon moyen, la dureté une bonne méthode, et fallait-il enfin, pour faire des soldats, commencer par étouffer l’âme ?...

La réponse nous est aujourd’hui aisée, car lorsqu’une vérité a passé dans la vie, peu s’en faut qu’elle ne paraisse évidente, éternelle ; mais il fallait alors et le courage de la dire et l’habileté