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caprice infaillible et souverain ? Nous nous érigeons en juges dans toutes les questions, et nous ne doutons pas de notre compétence. Mais avons-nous besoin de compétence ? Il n’est pas nécessaire que notre opinion repose sur quelque fondement et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Nous ne nous soucions pas qu’elle soit bonne. Il suffit qu’elle soit nôtre. Nous la donnons comme telle, sans vergogne, et nous prétendons l’imposer. Tel est le degré où nous sommes parvenus dans l’infatuation.

Les causes de ce grossissement de la personnalité sont multiples et on les a maintes fois énumérées. Ce sont d’abord toutes celles qui, opérant depuis le milieu du siècle dernier, ont peu à peu ou brusquement supprimé tout ce qui limitait l’individu et qui s’opposait à son expansion ou à son débordement. Mais ensuite une autre cause s’est révélée dans ces derniers temps, dont l’action n’est ni la moins profonde, ni surtout la moins inquiétante : c’est l’abus de ce qu’on appelle l’intellectualisme. Je n’ai garde de donner à ce mot pris en lui-même un sens défavorable, ni de confondre la chose avec les tristes parodies qu’on nous en donne. Il ne faut pas juger de la valeur d’un titre d’après ceux qui s’en parent indûment et il serait trop facile de montrer, parmi ceux qui se vantent d’être les « intellectuels », combien il y a d’imbéciles. Molière a justement remarqué qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant. Et cette sottise qui se hérisse de science pouvait bien en son temps être surtout un ridicule ; en notre temps elle est devenue un danger. Je ne prendrai pas davantage l’intellectualisme au sens étroit où il est une perversion de l’esprit se détachant des choses pour s’en donner le spectacle, assister à la vie ainsi qu’à une comédie, s’amuser du heurt des contradictions et jouer à ce jeu, plus distingué, mais à peine plus sérieux que le jeu de qu’illes ou le billard : le jeu des idées. On sait combien ces jeux du dilettantisme et de l’ironie sont devenus familiers à une élite, menaçant de débiliter les caractères et de stériliser les intelligences. Cela est au point que plusieurs, parmi ceux qui s’y étaient complu et signalés, comprenant enfin que de tels divertissemens ne sont pas inoffensifs, s’essaient à un rôle nouveau, et qu’on en voit parmi les sceptiques d’hier qui sont devenus les prêcheurs d’aujourd’hui. L’intellectualisme sous sa forme supérieure est celui du savant confiné dans l’emploi de ses méthodes, de l’artiste envisageant toutes choses du point de vue de son art, du littérateur préoccupé d’abord de la traduction esthétique, et enfin de tous les spécialistes chez qui les procédés de leur travail sont devenus la forme même de leur esprit. C’est le développement exclusif de l’intelligence, rompant l’équilibre des