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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/957

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REVUE. CHRONIQUE.

considérable, et le secrétaire d’État aux Affaires étrangères n’a pas laissé échapper cette occasion d’exprimer une fois de plus sa très mauvaise humeur. C’est même la partie la plus sérieuse de son discours, ou plutôt du passage de ce discours qui est consacré aux affaires crétoises. Pour le reste, M. de Bulow a affecté un langage détaché, plutôt gai, spirituel sans doute, qui a provoqué à maintes reprises, de la part de son auditoire, des accès de la plus bruyante hilarité. Évidemment, M. de Bulow est un orateur d’un genre nouveau et original au Reichstag, qui, n’étant pas habitué à entendre parler des choses graves sur un ton plaisant et enjoué, s’est montré aussi charmé que surpris de ce langage alerte et vif, sans prétention apparente et sans pédantisme morose. Le dédain des questions traitées est une partie de cette éloquence. Sur ce point, comme sur quelques autres, M. de Bulow est un bon élève de M. de Bismarck. On n’a pas oublié de quel ton le vieux chancelier aimait à parler des affaires d’Orient. Elles ne valaient pas à ses yeux qu’on leur sacrifiât la solide ossature d’un soldat poméranien. Il se déclarait tout à fait insensible aux malheurs des petites nationalités balkaniques, sur lesquels l’Europe éprouvait quelquefois des accès d’émotion un peu ridicules. Et, même depuis sa retraite, interrogé un jour sur ce qu’il pensait des Crétois et de la Crète, il a répondu que saint Paul, dans une de ses Épitres, avait très sévèrement traité les premiers, et que, quant à la seconde, il s’en souciait beaucoup moins que d’une motte de son jardin. M. de Bulow doit éprouver des sentimens à peu près analogues. Il a fait rire tout le Reichstag par l’accent avec lequel il a qualifié la Crète d’ « île intéressante », et l’assemblée a manifesté, comme lui, qu’elle ne s’y intéressait pas du tout. — En soi, a-t-il dit en substance, il nous est très indifférent que tel ou tel candidat ait la satisfaction de présider, en qualité de gouverneur, aux destinées des Crétois. Que ces derniers soient chrétiens ou musulmans, que nous importe ? Les seconds, quoiqu’en minorité, ont le même droit que les premiers à obtenir des garanties pour leur existence et leurs propriétés : mais la paix de l’Europe nous tient encore plus à cœur que les musulmans, ou même que les chrétiens candiotes. Nous n’avons eu d’autre préoccupation que de maintenir la paix, à travers la complexité des affaires d’Orient, auxquelles nous avons toujours pris d’ailleurs la plus faible part possible. Lorsqu’on nous a demandé d’entrer dans le concert européen, nous y avons consenti, toujours en vue de la paix générale. Mais il n’est pas nécessaire que, dans un concert, tout le monde joue du même instrument. Le nôtre a volontairement fait le moindre bruit. Toutefois, au moment