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Très vraie encore, la jeune duchesse yankee. Elle reste bien une fille de son pays. Elle approuve son père ; et, quand le duc lui rapporte avec indignation comment Jerry a maté le syndicat des usuriers : « Vous croyez, lui dit-elle, que je vais faire comme la marquise de Presles ? Vous attendez « le coup du Gendre de Monsieur Poirier » ? Eh bien, non, mon ami. Je ne suis pas d’ici, moi, et vous me l’avez trop laissé comprendre. » Mais tout de même, dans le fond, elle sent ce qui lui fait défaut ; elle a le respect et la superstition du seul luxe qui manque aux rois de l’or du nouveau monde : l’ancienneté des noms et des souvenirs, une tradition, des meubles et des portraits de famille, et les façons d’être qui sont liées à cette ancienneté. Et ce respect est bien celui qu’on a pour les choses qu’on achète : il est mêlé de quelque secrète mésestime. On respecte ces choses-là, parce qu’on les paye très cher ; mais, parce qu’on les paye, on les tient un peu au-dessous de soi.

Non moins finement rendu, le sentiment complexe, fait de mépris et d’émerveillement, qu’inspire à l’Américain Jerry ce futile Paris, ville de joie et capitale du plaisir. Et toutefois il est une scène où la grâce de Paris, tout simplement incarnée dans une fille galante qui n’est pas bête, touche décidément le Yankee positif et péremptoire ; où il balbutie des paroles de désir qui jamais auparavant n’étaient montées à ses lèvres rases ; et où il abdique et se fait humble, ou presque, devant la volupté du vieux monde. Et cela est exquis.

Bref, les Transatlantiques sont pleins de fragmens de comédie sérieuse et quelquefois profonde. Par malheur ces fragmens précieux sont noyés, emportés dans un flot tumultueux d’opérette. L’entrée de la tribu des Shaw dans le salon des Tiercé ressemble à une invasion de Peaux-Rouges. Cela continue pendant trois actes ; et cela, il faut le dire, est d’un amusement extraordinaire : même, sous l’outrance exaspérée de la bouffonnerie, un peu de vérité transparaît encore çà et là ; on devine que l’auteur a voulu signifier que, en dépit de M. Demolins et de moi-même, quelque chose d’irréductible s’oppose à ce que nous soyons jamais des Anglo-Saxons, quelque chose d’intime et de séculaire qui est heurté, bousculé, offensé par ce qu’on sent de brutal et d’insociable dans ces pétarades de l’individualisme et dans ces excessives énergies transatlantiques, — et enfin par l’impudeur de ces « flirts », la pudeur étant mieux comprise, malgré tout, par le vieux peuple corrompu que nous sommes. — Mais, tout cela, M. Hermant le signifie avec trop de violence, et par des traits d’une convention par trop folle. Si bien que, lorsqu’il sort de l’opérette pour rentrer dans la