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foules, tous les vices, toutes les sottises, toutes les vilenies, toutes les cruautés d’ici-bas. « Ces enfans m’insultaient du matin au soir, enchantés probablement d’abaisser en moi, parce que ma mère avait le chagrin de ne pas le porter, le nom retentissant que se faisait mon père. » Il subit les innombrables humiliations et les infinis supplices que peut inventer l’imagination d’une bande de tortionnaires, dont l’aîné n’avait pas quinze ans : injures, coups de poing, taquineries incessantes, attaques brutales ou sournoises, allusions perfides et obscènes à la position sociale de sa mère, rien n’y manqua. « Lorsque la mesure était comble, dit-il, je m’en allais pleurer dans un coin, n’importe où, pourvu que ceux qui faisaient couler mes larmes ne pussent ni les voir ni s’en réjouir. »

L’impression que lui laissa cet enfer fut terrible et ineffaçable. Dès ses ouvrages de début, Aventures de quatre femmes et d’un perroquet, en 1847, Tristan le Roux, en 1850, le personnage du bâtard est un de ceux qui commencent à hanter son cerveau. En 1851, dans Trois hommes forts, la confession haineuse du mendiant qui a économisé jadis sou à sou une somme suffisante pour se faire recevoir à l’école, et qui n’y rencontre qu’animosité et mépris de ses jeunes camarades, semble bien inspirée à l’auteur par des réminiscences personnelles. Puis, c’est son œuvre entière qui vient témoigner des souffrances imméritées dont son cœur fut meurtri ; c’est, en 1866, quand il a déjà quarante-deux ans, l’aveu « qu’il n’a pas pardonné » ; la confession que « son âme ne s’est jamais tout à fait remise, que sa rancune ne s’est jamais endormie complètement, même aux jours les plus heureux de sa vie. À vingt ans, à la fin de son adolescence, cette rancune se traduira dans l’accueil qu’il fit à un de ses anciens condisciples et persécuteurs qui, sur le boulevard, « avec cette générosité de l’homme qui se pardonne le mal dont il fut coupable, » s’avançait vers lui, la main tendue : « Mon excellent ami, j’ai maintenant la tête de plus que toi ; si tu m’adresses jamais la parole, je te casse les reins. » À cinquante ans, en pleine maturité et en pleine gloire, un peu de cette rancune inapaisée passera encore à travers les pages éloquentes de cette lettre, en partie autobiographique, qu’il envoya à Cuvillier-Fleury après la représentation de la Femme de Claude, et qui sert aujourd’hui de préface à la pièce.

De cette initiation douloureuse à la vie, il resta au futur auteur