de la Dame aux Camélias plusieurs traits caractéristiques, qu’on ne retrouve à aucun degré chez ses ascendans. Il se replia en lui-même, il contracta l’habitude de la réflexion solitaire et le goût de l’observation, qui en est l’immédiate conséquence. À l’âge où d’ordinaire le cercle des préoccupations intimes demeure tellement restreint que l’on peut considérer comme presque nulle l’autonomie mentale de l’enfant, le petit prisonnier de la pension Goubaux fut contraint à analyser le pourquoi des choses ; et il s’accoutuma à prendre au sérieux le spectacle de l’humanité. Sa faculté de penser s’aiguisa vite au froissement douloureux des expériences hâtives que lui imposait l’irrégularité de sa naissance. De bonne heure, il habitua son cerveau à ne point regarder seulement l’apparence superficielle des phénomènes extérieurs, mais à en chercher les causes secrètes et lointaines ; à son insu, en un mot, il prépara son esprit aux vastes spéculations du moraliste qu’il devait entreprendre plus tard.
L’implacable et inexplicable injustice, dont il se sentait d’autre part la victime innocente, pouvait aigrir et fausser son âme, qui ne semblait guère faite alors pour supporter un pareil régime. Il traversa en effet des crises qui faillirent se terminer par des catastrophes : crises physiques, étiolement de la santé, arrêt de la croissance, épuisement nerveux ; crises psychologiques plus graves encore, et où sa raison ne fut pas loin de sombrer : « À être toujours sur le qui-vive, a-t-il raconté lui-même, je devenais ombrageux, inquiet, haineux. J’éprouvais le besoin de la vengeance, de celle qui convient, après tout, aux faibles et aux opprimés, de la vengeance occulte et basse. Allait-on me rendre lâche ? En tout cas, je souffrais assez déjà, pour vouloir faire du mal à tous mes condisciples. » On ne le rendit pas lâche ; sa misère ne se tourna point en misanthropie ; elle se tourna, ce qui n’était guère moins à craindre, en mysticisme religieux exalté jusqu’au délire. Son imagination d’enfant malade et inquiet établit entre les souffrances du Christ et les siennes propres un rapprochement idéal ; comme Jésus, il se voyait persécuté par les hommes ; il se jugea prédestiné, comme lui, à de grands sacrifices, à une grande mission, et à la mort dans des tortures qui lui ouvriraient le royaume des cieux. Il se complut à des examens de conscience sans cesse renouvelés ; il se condamna à des jeûnes et à des macérations absurdes ; il passa ses dimanches entiers dans les églises, en extase devant les tableaux de sainteté, et il rêva du martyre.