au contraire, parce que déjà elles nous échappent et qu’elles nous seront de moins en moins claires à mesure qu’on essayera, toutes chargées et offusquées de commentaires qu’elles sont, de les commenter encore et de définir une fois de plus ces fantômes devenus indéfinissables à force d’être contemplés.
Cela est surtout vrai de don Juan, parce que don Juan est, de toutes ces figures incessamment pétries et repétries par les poètes et les critiques, celle qui eut les origines les plus modestes et celle qu’on a le plus étrangement transformée et le plus imprudemment enrichie, jusqu’à la rendre contradictoire à son type primitif : en sorte qu’on n’y comprend plus rien du tout.
Le premier don Juan, celui de Tirso de Molina, est bien simple. C’est un jeune débauché qui possède le plus de femmes qu’il peut, et par tous les moyens ; d’ailleurs bon catholique comme tous ses contemporains et qui ne voudrait pas mourir sans s’être confessé. Mais la statue du commandeur, messagère de la colère divine, ne lui en laisse pas le temps. La morale de l’histoire est qu’il ne faut pas attendre au dernier moment pour se convertir. Rien de plus. Ce don Juan-là, c’est « l’homme à femmes » dans toute son ingénuité ; très peu complexe, qu’il soit muletier ou grand seigneur, et même de la psychologie la plus humble puisqu’il peut même se passer d’âme, ou à peu près, et qu’il n’est, dans le fond, qu’un irréductible mystère physiologique.
Puis, don Juan passe en Italie. Là, je ne sais trop pourquoi, on ne le fait pas seulement impie, mais athée, ce qui est très différent. Venu en France, il reste tel aux mains de Rosimond et de Villiers. — Débauché, trompeur et athée, d’ailleurs assez incolore, beaucoup plus pâle que le don Juan de Molina, qui, lui du moins, est furieusement espagnol, c’est dans cet état qu’ils le passent à Molière.
Molière, d’abord, le francise. Il avait sous les yeux les équivalons français de don Juan. (Relisez La Bruyère au chapitre de la Cour : « Les jeunes gens sont durs, féroces, etc. ») Molière le rapproche d’eux, lui prête leur esprit, l’esprit français, l’ironie, la vivacité du langage, et aussi leur dureté de cœur, leur cynisme et le tour particulier de leur « libertinage ». Il fait de lui « un grand seigneur méchant homme », comme le définit Sganarelle. — Remarquez qu’à ce moment-là don Juan déborde déjà, et de beaucoup, son type primitif, qui est, comme j’ai dit, celui de « l’homme à femmes » : car, à le considérer comme tel, l’athéisme n’est nullement essentiel à son personnage. Les questions sur Dieu et sur l’âme, l’homme à femmes ne se les pose même pas ; ce n’est point son affaire. — Mais Molière ne s’en tient pas là, et voir