Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelque chose de plus imprévu : la « scène du pauvre », celle où don Juan offre un louis d’or à un mendiant, à la condition qu’il jurera le nom de Dieu. Il y a ici plus que de l’impiété : le plaisir un peu satanique de tenter une âme et de l’avilir. Et ce mouvement pervers est immédiatement suivi d’un mouvement généreux de « philosophe » du XVIIIe siècle (déjà) : « Va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. » — Et ce n’est pas tout : au cinquième acte, don Juan, le fier don Juan se fait hypocrite.

Faut-il dire que le personnage improvisé par Molière est obscur, incohérent et contradictoire ? Non ; car ne voyez-vous pas que ces attitudes de don Juan, si diverses en apparence, sont toutes, foncièrement, attitudes de curiosité ironique ? Il n’est point hypocrite à la fin, puisqu’il se vante de l’être et que le discours où il s’en vante est la plus violente satire de l’hypocrisie. Don Juan s’amuse. Il s’amuse d’un bout à l’autre du drame. Il a moins de désirs que de curiosité : (« Les inclinations naissantes ont des charmes inexplicables, etc. ») Ce qui l’arrête entre Charlotte et Mathurine, c’est le plaisir de la comédie qu’il leur joue et de celle qu’elles lui donnent. C’est le même sentiment de curiosité orgueilleuse qui le pousse à tenter le vieux mendiant. Ce qui le touche dans Elvire pénitente et voilée de noir, c’est la possibilité entrevue d’une sensation nouvelle. Don Juan est un faiseur d’expériences. Le monde lui est un spectacle autant qu’une proie. Il prend moins de plaisir à faire choir les femmes qu’à voir comment elles tombent, et à dominer les hommes qu’à les manier et à les mépriser. — Bref, le don Juan de Molière, c’est « le dilettante ».

Musset, à son tour, le recueille et le repétrit. Dans une célèbre série de sixains, véritable charabia lyrique où, toutefois, étincellent des « beautés », il fait de don Juan une espèce de René, de pensée confuse et de tempérament exigeant, qui poursuit un « je ne sais quoi », non plus par le rêve, mais par la débauche. Une chose fâcheuse pour ce don Juan-là, c’est qu’il ressemble un peu trop au Barbe-Bleue de Meilhac et Halévy. « Ce n’est pas une mauvaise nature, dit Popolani de Barbe-Bleue, mais c’est un homme qui a une manie. » Quelle manie ? La sublime manie de don Juan, ni plus ni moins. Barbe-Bleue, c’est, à la fois, un peu le don Juan de Molière et beaucoup celui de Musset. Rappelez-vous les strophes ahurissantes de Namouna :


Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d’elles ?
Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi,
Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles
Se lever le soleil de tes nuits éternelles,