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rond-point en terrasse, termina, du côté du nord, la propriété ; un saut de loup permettait à la vue d’errer sur les grands espaces s’étendant jusqu’à la baie lointaine du mont Saint-Michel.

Il ne semble pas que la Rouerie apportât à ces transformations grande persévérance. Il les avait entreprises avec ardeur, mais il se lassa vile, sans doute, car, à l’époque de la Révolution, rien encore n’était achevé ; même une ancienne construction, reste du manoir primitif, demeurait debout, accolée aux nouvelles façades du château. Son temps se partageait, d’ailleurs, entre ces travaux, dont il laissa bientôt la surveillance à son intendant Deshays ou à l’ami Chafner, et de fréquens voyages à Paris, où Chévetel s’était établi, ayant obtenu, par le crédit de son ami, une place de médecin des bâtimens dans la maison de Monsieur, comte de Provence. C’est également à cette époque, sans doute, qu’il faut placer une nouvelle passion du marquis, dont l’objet fut Mlle Fleury, de la Comédie-Française, alors âgée de vingt-deux ans et qui s’appelait, de son véritable nom, Marie-Florence Noues. Elle avait reçu des leçons de Mlle Clairon et passait pour conserver « les traces précieuses de l’ancienne tradition ». Elle était, au reste, plus coquette que jolie, affectait dans son jeu « une sensibilité dégénérant parfois en un accent doucereux et pleureur », et n’était pas avare de ses faveurs.

La politique vint interrompre les amours du marquis et de la tragédienne. La convocation des États généraux était décidée, et les assemblées provinciales s’occupaient à examiner les candidatures : la Rouerie, prévoyant qu’il y aurait là un rôle à jouer pour un homme batailleur et entreprenant, se hâta de regagner la Bretagne. La noblesse de la province continuait à bouder : estimant que la convocation n’avait pas été faite selon les lois fondamentales de la constitution bretonne, elle s’était mis en tête de s’abstenir et était à peu près résolue à ne pas se faire représenter aux États généraux. C’était un nouveau déboire pour le marquis de la Rouerie : sans doute estimait-il que son nom, son passé, sa détention récente le désignaient aux suffrages de ses concitoyens et il voyait avec dépit échapper cette nouvelle occasion de se mettre en valeur. Aux réunions préparatoires de son ordre, il combattit avec emportement pour qu’on procédât à l’élection ; il prit à partie chacun des opposans, s’efforçant de leur démontrer que l’abstention était une faute ; que c’était abandonner au Tiers une influence dont il n’était que trop ambitieux ; que cette désertion isolée ne