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qualité l’emportait sur la quantité. Instruits, spirituels, professeurs distingués dans des lycées de Paris, ils formaient d’excellens élèves ; bref, ils composaient une élite dans l’élite. Leur connaissance de la littérature grecque était étendue et sûre. Ils savaient en admirer et en faire goûter les chefs-d’œuvre. Ce furent cependant des adversaires ardens de l’Ecole d’Athènes. Réunis tous les jours dans un café de la rive gauche, ils criblaient les voyageurs de critiques et d’épigrammes. Ils raillaient nos projets de travail, travestissaient nos lettres quand on avait l’imprudence de les leur montrer. Enfin, s’appropriant les objections des grands personnages, et y ajoutant leurs malices et leurs insinuations, ils allaient jusqu’à nous accuser de ne considérer, au fond de nous-mêmes, la Grèce que comme « un refuge écarté, où d’esquiver sa classe on eût la liberté. » Un de nos amis, savant helléniste, qui était notre allié et qui le resta toujours, Alexis Pierron, nous tenait au courant de cette polémique. Elle nous attristait sans néanmoins affaiblir nos résolutions. Je ne pus m’empêcher d’en écrire quelques lignes à un camarade dévoué. « Apprends, — me répondit-il, — que tourner les gens en ridicule, qu’ils le méritent ou non, est une volupté à faire pâmer un saint. Sois philosophe et n’y pense plus. » Je doute que cette explication dans le goût de La Rochefoucauld fût la bonne. Il y en a une autre plus vraisemblable.

Aujourd’hui les voyages, même lointains, n’ont rien qui effraie. Les universitaires n’en ont pas peur : ils les aiment ; ils demandent quelquefois ou acceptent des missions ; il leur arrive de s’en donner eux-mêmes et d’en payer la dépense de leur bourse. Croit-on qu’il en était ainsi il y a cinquante ans ? À cette époque, ce qu’on a appelé le mal français, c’est-à-dire le peu dégoût pour les langues étrangères et le désir invincible de rester dans son coin, sans se soucier de ce qui se fait ailleurs, ce mal sévissait. Les universitaires — ceux du petit groupe dont je parle — n’y échappaient pas. Qu’il pût y avoir pour quelques-uns, en dehors des temps de professorat régulier et de présence obligée, des années de séjour dans les villes savantes, dans les pays classiques, au profit d’un progrès supérieur, cette idée trouvait leur esprit fermé[1]. Les émigrans d’un nouveau genre qui, au lieu

  1. A l’Association des anciens élèves de l’École normale, dont il est le dévoué président, notre éminent confrère et ami M. Gaston Boissier, dans son éloquente allocution du 13 janvier 1895, dit sur ce penchant à la routine : « Peut-être sommes-nous, à l’Ecole, des esprits trop critiques. A force d’aiguiser et d’affiner l’intelligence, de chercher les dessous des choses, de vouloir en tout distinguer et saisir le bien qui se mêle au mal et le mal qui se mêle au bien, on devient hésitant, indécis, impuissant à s’attacher fortement aux opinions, on perd ces ardeurs de foi qui rendent capable de résolutions énergiques ; et, comme on n’a guère gardé, dans cette indifférence générale, qu’une grande estime pour soi-même, on est tenté de se moquer de ceux qui conservent les qualités qu’on a perdues, on les regarde comme des esprits courts et grossiers et on les crible de railleries. Heureusement, ces railleries n’ont pas entamé l’œuvre de M. Duruy, elle a victorieusement résisté à toutes les oppositions, et l’on peut dire que l’instruction publique vit encore chez nous de l’impulsion qu’il a donnée. Ce succès est une grande leçon ; il nous montre d’une façon éclatante combien pèsent peu, dans les affaires humaines, la sagesse apparente des routiniers, les grands airs des hommes d’Etat, les railleries piquantes des gens d’esprit, et qu’on ne fonde quelque chose qui dure qu’à deux conditions : c’est de croire et de vouloir. »