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surveillance des gendarmes. Chévetel, arrêté comme les autres, fut enfermé dans la même chambre que Mme Desilles, tandis que son compère parcourait les bosquets du jardin et les cours de la ferme, prenant ses dispositions.

Mme de Virel se désespérait : non point tant sur son sort que sur celui de Chévetel : profitant d’un moment où la surveillance de ses gardiens se relâchait, elle prit, dans un secrétaire, deux cents louis d’or qu’elle réussit à lui faire parvenir dans la chambre où il était détenu, l’assurant que lui seul était compromis, que sa présence même dans une maison suspecte équivalait à un aveu et le conjurant de fuir, s’il en était temps encore. Chévetel dut bien rire : il mit l’argent en poche et attendit tranquillement les événemens.

Cependant Lalligand continuait ses préparatifs ; il s’agitait beaucoup, allant de la cour au jardin, scrutant de l’œil les massifs, réquisitionnant une troupe de paysans armés de pioches et de bêches, jetant une question hâtive aux prisonniers, surveillant tout, se lamentant à haute voix de la rude besogne dont on l’avait chargé. Il avait en effet adopté une nouvelle tactique. Il avait réfléchi qu’en agissant comme il l’avait fait à la Guyomarais, il servait grandement la République, mais sans en retirer personnellement aucun profit : après tout, ces gens qu’il envoyait au bourreau étaient riches, et c’eût été, à son avis, pure duperie que de ne pas spéculer sur leurs angoisses. Il pensa que ces trois jeunes femmes, dont l’aînée n’avait pas vingt-sept ans, rachèteraient volontiers leurs têtes et, dès l’abord, il posa un premier jalon en leur témoignant un intérêt des plus vifs ; se présentant dans la chambre où il les tenait enfermées, toutes trois ensemble, il « déplora amèrement la honte de la mission dont il s’était chargé sans en comprendre toute la gravité : il leur avoua qu’il avait été royaliste, qu’il l’était encore », et tirant à demi son sabre du fourreau, il leur en montra la lame fleurdelysée portant gravée dans l’acier, l’inscription Vive le Roi. L’emphase qu’il mettait à cette déclaration étonna les dames Desilles plus qu’elle ne les séduisit : elles demeurèrent impassibles, craignant quelque piège ; pourtant, sans se livrer, elles traitèrent, dès ce moment, avec moins de hauteur l’espion qui, de son côté, s’appliqua à se montrer accessible à la pitié, prévoyant bien que l’heure viendrait où ses victimes, acculées à l’échafaud, n’hésiteraient plus à payer largement son assistance.