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LE PEUPLE GREC.

d’esprit dont ils firent preuve ? Quoique nulle part, dans l’antiquité, la pleine liberté individuelle en face de la cité n’ait été reconnue, encore est-il vrai que certaines cités étaient en tout oppressives, tandis que d’autres érigeaient l’essor même de la pensée, le culte du vrai et du beau, en vertus civiques et religieuses.

On trouve dans la théologie grecque deux conceptions différentes du monde des morts. D’après la première, les doubles des défunts mènent une vie d’ombres, pale continuation de leur existence terrestre. Cette notion, qui rappelle le Schéol des sémites, nous semble avoir été principalement pélasgique ; et d’ailleurs, la race méditerranéo-sémite constitue au fond une seule et même race, malgré la divergence ultérieure de la branche pélasgo-ibérique et de la branche sémitique. La seconde conception, qui semble plutôt hellène et « aryenne », c’est celle d’un monde des morts situé à l’ouest, près du soleil couchant, avec les Champs-Elysées pour les bienheureux et un lieu de supplice pour les coupables. C’est dire que l’idée morale, par un progrès où le génie proprement hellénique se révèle, s’introduit dans la vieille conception animiste des Pélasges. Agamemnon prend les divinités à témoin de son serment : « Vous qui, sous la terre, punissez les hommes morts, lorsqu’ils ont violé leur promesse, soyez mes témoins. » La religion grecque mettait la parole donnée sous la garde des Euménides, « filles de la Nuit, bienveillantes aux bons, terribles aux méchans. » Selon Hésiode, dont les livres faisaient autorité près des théologiens, les ombres des hommes de l’âge d’or, devenues de bons génies, « parcourent la terre pour dispenser la richesse et réprimer l’injustice ». Les esprits des méchans « sont tourmentés et tourmentent les hommes ». Si donc il est vrai de dire que le souci de la vie future ne fut pas chez les Grecs, — ni d’ailleurs chez les Hébreux, — une terrible « obsession », comme elle devait l’être chez les chrétiens ; si même le génie critique des Grecs, jusque chez Homère, se reconnaît au peu de cas que les guerriers font d’une existence réduite à l’état d’ombre, si Achille aux enfers déclare qu’il aimerait mieux être un pauvre laboureur que de commander à tous les morts, on ne peut cependant pas nier que l’idée morale d’une sanction eût déjà transformé, chez les Hellènes, le fétichisme animiste des Pélasges et des Sémites. Et il est remarquable que, chez les vieux Germains aussi, l’admission des héros dans le Walhalla d’Odin implique la transition d’une doctrine de pure « survi-