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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/734

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en beaucoup d’autres décisions nationales. Dans un genre d’opération très complexe, il tend à instituer chacun juge des motifs de l’ordre donné, à substituer l’opinion personnelle aux actes de confiance et de foi qui remettent la conduite individuelle au jugement et à la volonté d’une élite compétente. Je dis une élite compétente, parce que, chez tous les peuples civilisés, les chefs militaires sont recrutés par la vocation, et formés par une instruction spéciale. L’esprit démocratique suscite en chacun le besoin de discuter ce qu’on exige de lui, le besoin de comprendre avant d’obéir, de n’aliéner qu’à bon escient son libre arbitre. Par malheur, ce fier besoin est aussi inconciliable avec la puissance militaire que la guerre même avec la paix, qui n’est pas de ce monde, pas encore, hélas ! Il va contre l’idéal même de la démocratie, car, en livrant à la boucherie l’armée qu’il désagrège, il lui est aussi meurtrier que la guerre à l’espèce humaine.

En outre, les mœurs démocratiques, en dépit des violences qui accompagnent les délibérations dans les assemblées politiques de toutes sortes, ne semblent pas de nature à développer le genre de courage et la constance essentiels à l’homme de guerre.

D’une part, en effet, cette constance est le privilège d’une volonté qui n’est pas distraite de son objet par l’examen préalable et minutieux d’un grand nombre de motifs d’agir passionnels et intellectuels. La prédisposition à l’obéissance dispense même de délibérer. La solidité du soldat est une sorte d’endurance qui diffère par son principe de la résistance que communique au caractère du citoyen une préférence politique, soit ancrée dans l’instinct réveillé de l’indépendance individuelle, soit mûrie par l’expérience et la réflexion ; le soldat demeure aveuglément solide au poste où flotte le drapeau de sa patrie, quelle qu’en soit la couleur présente. D’autre part, on a toujours distingué avec raison le courage militaire du courage civique. Je n’ai pas besoin d’insister sur cette distinction. On sait que Bonaparte, au 18 Brumaire, n’a pas affronté la tempête du Conseil des Cinq-Cents avec la même fermeté d’âme qu’il apportait dans les batailles ; et défendre une position politique n’exige pas la même sorte d’énergie et d’initiative que défendre une position stratégique.

Autre observation : concurremment avec la démocratie, nous voyons progresser le commerce et l’industrie. Je me borne à constater la simultanéité des deux progrès : je laisse aux économistes le soin de discerner si ce régime est plus ou moins