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père. Il est furieux de voir son aristocratique mariage rompu par l’entêtement du vieil horloger. Il s’emporte, il va jusqu’à lui manquer décidément de respect. Et alors Lebonnard, hors de lui, jette le mot pour lequel toute la pièce semble avoir été conçue et écrite : « Assez ! Tais-toi, bâtard !… »

Là-dessus, retournement général. Robert, bouleversé par cette révélation, montre tout à coup une sensibilité d’âme et une générosité dont on ne le croyait pas capable. Il demande pardon, il s’effondre de douleur et de désespoir. De son côté, Lebonnard, sa grande colère tombée, s’aperçoit qu’il aime toujours cet enfant indigne et qui n’est pas son enfant. Puis, Robert dit qu’il veut se faire soldat et partir pour l’Afrique. On s’épouvante autour de lui, — et même avec quelque excès, — de cette résolution. Jeanne, pour que le mariage de son frère redevienne possible, renonce à son petit médecin. Le sacrifice de Jeanne, le désespoir de Robert, la magnanimité de Lebonnard, attendrissent les coriaces d’Estrey. Finalement, Jeanne et Marthe épouseront chacune leur bâtard, et n’en seront pas moins heureuses, nous l’espérons.

Mme  Lebonnard a disparu sagement dès le troisième acte, car on n’aurait su que faire d’elle. Mais son mari la retrouvera. « Avec qui vivra-t-elle ? » demande le marquis d’Estrey. Et Lebonnard répond :

Avec moi… Comment faire ?
Qu’y a-t-il de changé ? Pour moi, je vous promets
De redevenir faible et vieux plus que jamais.
Il faut savoir mourir… C’est une pauvre femme ! l

Voilà la pièce. Elle est intéressante, elle est émouvante, elle est humaine. Je n’y ferai qu’une objection sérieuse. Elle est envers : vous l’aviez peut-être remarqué. Pourquoi est-elle en vers, Seigneur ? Le sujet et le « milieu » appelaient si naturellement la prose ! La survivance obstinée de la comédie en vers, j’entends de la comédie bourgeoise, me parait une des manifestations les plus étonnantes de l’instinct d’imitation, du « psittacisme » en littérature. En réalité on a fait pendant trois siècles en France et l’on fait même encore quelquefois des comédies en vers parce que, il y a deux mille quatre cents ans à Athènes, et à Rome il y a deux mille ans, Ménandre a fait des comédies en vers grecs, et Plaute et Térence des comédies en vers latins.

Ces anciens hommes avaient, eux, leurs raisons. Le théâtre athénien fut en vers parce qu’il sortait directement de la poésie lyrique ; et d’ailleurs, et surtout, le vers iambique, grec ou latin, n’était guère que de la prose rythmée, et ce rythme était nécessaire pour que le texte fût entendu dans d’immenses amphithéâtres à ciel ouvert. Mais