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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/446

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correspond à une quantité de viande égale, ou même supérieure, à celle qu’il représente de nos jours. En 1898, au prix moyen de 1 fr. 60 le kilo pour le bœuf et le porc, la paye de 2 fr. 50 du journalier contemporain lui permet d’en acheter 1 600 grammes environ. Le gain du prolétaire de jadis, mis en regard des prix de la viande au détail, équivaut, suivant les dates, à 1600 grammes aussi (1715), voire à 2 kilos de bœuf ou de porc (1685). C’est seulement à l’époque de Louis XVI que la proportion devient décidément, pour l’ « homme de labeur, » moins favorable qu’à l’heure actuelle : 1 200 grammes en 1785. Cette consommation, presque 60 pour 100 plus onéreuse que cent années auparavant, avait dû se réduire en conséquence.

On voit nombre d’hospices décider, en raison de l’augmentation de la viande, qu’il n’en sera plus donné aux « pauvres renfermés » que deux fois par semaine. Ils semblent favorisés encore, car les campagnards sont soumis au régime du maigre toute l’année : en certains cantons de Normandie, au moment de la Révolution, « la boucherie, dit-on, est si modique qu’il n’y a pas lieu d’établir de prix pour les viandes au détail. » Mais, dès le XVIIe siècle, avant le dernier renchérissement, il est remarquable que l’ouvrier de métier, à plus forte raison le paysan, ne mangent de viande qu’en de rares circonstances. On tue quelques bœufs au temps des moissons ; le reste de l’année, les villageois se partagent d’office, — une vieille tradition communiste l’exige, — la chair de ceux que leurs propriétaires ont dû abattre par suite d’accidens. Les autres victuailles ne sont pas plus répandues : le cadeau d’un mouton à l’évêque, à quelque magistrat, au grand seigneur dont on veut se concilier les bonnes grâces, est chose d’usage dans les paroisses rurales. Pour elle-même, la communauté n’y prétend guère ; il est seulement spécifié, dans le bail de la boucherie locale, que le preneur « devra tuer du mouton, quand il en sera averti pour quelque banquet. »

Si, toutefois, la masse du peuple devait s’abstenir de viande, c’était surtout, comme je viens de le dire, à cause de la cherté du pain qui absorbait une trop grosse part de son budget ; et si l’usage de la viande s’est accru depuis cent ans, ce n’est pas que son prix ait diminué par rapport aux salaires, puisque la valeur d’une journée de travail ne représente pas plus de grammes de bœuf, en 1898, qu’au milieu du règne de Louis XV. Mais d’autres chapitres, en devenant moins lourds, ont laissé plus de latitude au paysan.