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Des forfaits du même caractère, perpétrés dans les mêmes conditions, ensanglantèrent d’autres villes, comme Sivas, Malatia, Orfa[1] et les contrées environnantes. Nous nous répéterions en les rappelant. Disons cependant qu’à tous ces attentats, les forcenés, qui en furent les auteurs, en ajoutèrent d’autres bien choisis pour consommer l’œuvre de destruction qu’ils avaient entreprise. Sur plusieurs points, les chrétiens, qui n’avaient pas péri sous leurs coups, furent contraints, sous peine de mort, d’apostasier et d’embrasser l’islamisme. Des milliers d’Arméniens durent se soumettre à ce raffinement d’un barbare fanatisme ; afin de rendre leur conversion indissoluble, on força les hommes de convoler à de nouvelles noces, d’épouser des musulmanes déclassées, et les femmes de contracter mariage avec des musulmans. Dès ce moment, il aurait suffi de la moindre tentative de ces malheureux pour retourner à leur foi première pour qu’ils pussent être légalement décrétés de mort, la loi du Coran étant inflexible en pareille matière. Quinze familles arméniennes, écrit M. de la Boulinière, chargé d’affaires à Constantinople pendant une courte absence de M. Cambon, revenues au christianisme à la suite d’assurances favorables données par les autorités turques, viennent d’être massacrées par les Kurdes qui les avaient converties à l’islamisme[2].

Aux conversions forcées se joignit le rapt des filles. Dans leurs rapports, nos agens établissent que les femmes et les enfans n’échappaient pas plus que les maris et les pères à la fureur des assaillans, mais que ceux-ci ménageaient les filles et les enlevaient. Que se proposaient-ils en les épargnant, obéissaient-ils à un sentiment de miséricorde ? Nullement, ils entendaient en faire l’objet d’un abominable trafic ; ils les présentèrent en effet au marché, ils les vendirent sans en faire mystère, et les fonctionnaires ottomans n’essayèrent nulle part de réprimer ce scandale ni d’y mettre obstacle, malgré les lois souveraines qui avaient aboli l’esclavage en Turquie. Nos agens consulaires l’ont constaté à diverses reprises, notamment à Alep, où l’on faisait affluer, pour plus de sûreté, les malheureuses enlevées à leurs familles dans la haute Anatolie. Ce dernier trait ajoute une suprême infamie à l’œuvre

  1. A Orfa, 2500 chrétiens, disent les uns, 3 000, prétendent les autres, ont été la proie des flammes dans une église incendiée à l’aide du pétrole.
  2. Livre Jaune, Supplément p. 88. — Voyez aussi le rapport de M. Cambon du 14 mai, p. 91 et suiv.