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maudite qui s’est accomplie dans les possessions d’Abd-ul-Hamid, « le Sultan Rouge », comme on l’a si justement qualifié.


V

L’iradé si longtemps attendu, l’ordonnance libératrice issue des négociations poursuivies à Constantinople durant six mois a été publiée et communiquée aux puissances, avons-nous dit, le 20 octobre 1895, et les massacres suivis de longs désordres, commencés peu de jours avant cette date, se sont continués jusqu’à la fin de l’année suivante. On se demande comment Abd-ul-Hamid, venant de s’engager solennellement avec l’Europe à garantir la vie et la paix à tous ses sujets indistinctement, a pu tolérer, pendant plusieurs mois, un si long carnage de chrétiens par les musulmans. L’a-t-il autorisé ou subi, est-ce dérision ou impuissance ? Ce qui est certain, c’est que tous les fonctionnaires ottomans, prenant, pour la plupart, leurs instructions au palais d’Yildiz-Kiosk, y ont participé par les encouragemens ou par l’abstention, sauf quelques rares exceptions. A l’heure présente, aucune répression sérieuse n’a été exercée contre les auteurs de si épouvantables crimes, aucune réparation n’a été accordée à ceux qui en ont si cruellement souffert. Loin d’être protégés, d’être secourus, les chrétiens échappés à la fureur des musulmans « ont été emprisonnés, pour avoir été la cause du soulèvement ; on les a torturés jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour qu’ils se dénoncent entre eux et qu’ils fournissent aux autorités les moyens d’accusation... On peut dire que Aniz-Pacha a pris à tâche de protéger les coupables et de punir les victimes[1]. » Si coupable qu’il fût, quelque urgence qu’il y eût de mettre fin à sa mission, ce vali, dont les ambassadeurs n’avaient cessé de signaler à la Porte tous les actes coupables, ne fut rappelé qu’en novembre 1896, un an après les massacres qui s’étaient accomplis sous ses yeux et avec son assentiment, bien que le sultan eût pris lui-même, à plusieurs reprises, avec M. Cambon, rengagement d’éloigner ce fonctionnaire de Diarbekir.

Chose bien étrange et non moins blâmable : longtemps avant la promulgation de l’iradé du sultan, la Porte, à la suggestion des ambassadeurs, avait résolu d’envoyer un haut commissaire en Asie Mineure ; son choix tomba sur un maréchal de l’Empire,

  1. Livre Jaune, Supplément, p. 33. — Rapport de M. Meyrier.