482 REVUE DES DEUX MONDES. qui tirent l’écoute, et le bruit de ceux qui courent, la voix qui les commande et le bruissement du sillage; sentir au visage lair qu’agite une voile lorsqu’on la brasse et sous ses pieds le balan- cement que produit le lent langage du brigantin dont la quille glisse entre les vagues... ce fut un tel événement dans sa vie qu’il ne laissa pas, depuis lors, échapper une occasion de s’en procurer le plaisir. Pour se rendre aux séances de la Zanguina, deux fois par semaine, André prenait donc sur les réunions qui avaient lieu chaque soir avec Tolin et Louisa dans la maison de don Venancio, Tolin savait bien le motif de ses fugues prématurées, mais non point Louisa. Aussi tous deux la payaient-ils d’un petit mensonge quelconque, afin que don Venancio ne sût rien de ces histoires. Car cette diablesse de fille, qui commençait à n’être plus une en- fant, ne s’était-elle pas avisée de se mêler des affaires d’André, comme si elles lui importaient beaucoup! et c’étaient des remar- ques, des inquiétudes, des recommandalions si minutieuses, et si exagérées, que le fils du capitaine Bitadura ne pouvait se les expliquer qu’en se disant que Louisa était la fille de la senora Lioncres, une « dame » si soucieuse du décorum de sa maison et de la bonne tenue de tous ceux qui la fréquentaient. De leur côté, sans être au courant de tous ces détails, Bita- dura et sa femme connaissaient les goûts naturels d’André, et le capitaine était bien loin de les condamner. Il ne pouvait même s’empêcher de redire à sa femme : — Tu vois, c’est le fils de son père! Avais-je raison de vou- loir en faire un marin? et crois-tu qu’il le soit des pieds à la tête? — Certainement, répondait la capitaine. Mais pour l’instant, je le tiens à l’abri des bourrasques et des requins, et c’est tou- jours autant de gagné. — Pas même cela... pas même cela! répliquait Bitadura, la barque peut chavirer un jour ou l’autre... Et vois-tu quelle gloire de finir noyé dans un plat à barbe, quand on aurait pu mourir parmi les tempêtes de la mer ! Mais enfin, tu l’as voulu ! et mainte- nant que tu en es venue à tes fins, je ne suis pas fâché de le voir comme je le vois. Il est fort, il est beau garçon, il a du cœur... et ce qu’il fait convient mieux à un homme que de traîner sa mâture, avec les mains gantées et le cou entre deux focs empesés, dans les salons et les promenades... Qu’il continue à ne pas man-
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