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plus « dilettantes » et plus « artistiques. » Sensible au confortable, l’Anglais l’est beaucoup moins aux belles formes et à l’élégance extérieure ; comme l’éducation de ses sens, son goût laisse souvent à désirer. Il préfère les jouissances solides et profondes à ces jeux changeans de perceptions fines que favorise, dans d’autres pays, une nature toute baignée de lumière, invitant les yeux à une fête perpétuelle. En même temps que la sensibilité est plus obtuse, elle est aussi plus lente. Les nerfs moins tendus vibrent moins rapidement ; il faut de fortes impressions pour obtenir en échange des phénomènes d’expression. De là un calme général et même une certaine lourdeur. Une fois excitées, les passions de l’Anglais ont de la force, souvent même de la violence ; elles ont surtout de la durée. Concentré et non expansif, l’Anglais individualiste ne communique pas aisément ses impressions, mais il a beau, sous les dehors de la froideur, cacher ce qu’il éprouve, il affecte plus de flegme qu’il n’en a réellement.

L’humeur générale de l’Anglais subit l’intluence d’un ciel tantôt gris et voilé, tantôt tempétueux, qui inspire la mélancolie ou la tristesse. Malgré cela, les hérédités de race demeurent ici plus importantes que le climat, puisque nous voyons, sous les mêmes nuages et au milieu des mêmes tempêtes, l’Irlandais conserver quelque chose de l’insouciance et de la belle humeur galliques. L’Anglo-Saxon, lui, a plutôt l’imagination sombre du Germain. Froissart disait des anciens Saxons : « Ils se divertirent moult tristement, à la mode de leur pays. » « Les plaisirs mêmes de l’Anglais, dit Bain, ont en eux je ne sais quoi de triste. » Pourtant, le reste d’élémens celtes qui tempèrent les élémens germains, joint aux traditions d’activité énergique en vue d’intérêts positifs, empêche l’Anglais de verser aussi facilement dans le pessimisme que l’Allemand songeur et contemplatif. L’action ramène toujours la pensée sur terre ; elle impose un but précis, auquel on s’intéresse ; par cela même, elle donne du prix à l’existence. L’Anglais n’a guère le temps de s’attarder aux lamentations sur la vie ; souvent même son utilitarisme se tourne en un optimisme naïf : habitué à considérer le bonheur comme la fin suprême, il faut bien qu’il croie tout d’abord à la possibilité du bonheur. Un livre comme celui de John Lubbock, où nous voyons dressé minutieusement, à la manière de Bentham, le bilan de toutes les joies de la vie, ne pouvait être écrit que par un savant anglais. Aux poètes sont réservées les grandes visions pessimistes ; chez les