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autres, elles traversent l’imagination sans produire un effet durable. Pour quelques-uns, sans doute, l’oisiveté engendre le spleen, mais le travail, ce lot du grand nombre, guérit les blessures de la pensée. En somme, la sensibilité anglaise est la sensibilité germanique, mais plus individualisée encore et offrant, grâce à une vie plus active et plus utilitaire, une forme moins sentimentale et moins mystique.

La direction générale des sentimens, chez l’Anglais, est vers l’intérieur ; son centre, c’est sa propre personnalité. Aussi le moi anglais, très développé, s’affirme-t-il avec énergie ; il n’entre ni facilement, ni rapidement dans l’âme et les sentimens d’autrui. Non qu’il soit incapable de sympathie, loin de là ! quand il réussit à se mettre par la pensée à la place des autres, — ce qui exige un certain temps et un certain effort, — il souffre ou jouit en eux ; les pôles de l’intérêt, renversés, produisent la bienveillance et la bienfaisance la plus active. Dans aucun pays la bourgeoisie et l’aristocratie ne sont aussi généreuses pour les œuvres de charité et d’intérêt public.

La nature de la sensibilité et de l’imagination influe sur celle de l’intelligence. Grâce au calme habituel et à la lenteur du tempérament, l’intelligence anglaise a un caractère sérieux et réfléchi. Là où les sens ne sont pas toujours, comme dirait Descartes, chatouillés par les plaisirs extérieurs, il se produit un retour de la pensée qui la fait rentrer en elle-même. Si l’Anglais n’a pas la facilité d’intuition et le coup d’oeil rapide qui distingue les tempéramens plus nerveux, il a en revanche la faculté d’attention soutenue et de concentration profonde. Le premier résultat est le besoin de s’attacher au fond plutôt qu’à la forme. Ce ne sont pas les belles ordonnances, les symétries d’idées, les dessins intellectuels, encore moins les arabesques de l’imagination, qui charmeront des têtes parfois un peu lourdes et médiocrement impressionnables aux choses du dehors. Ces têtes ne penseront pas pour le seul plaisir de penser, elles ne raisonneront pas pour se complaire à aligner des raisons en bon ordre, mais pour atteindre un but et accomplir un travail utile. Dès lors, c’est moins la beauté qui importera que la vérité ; et la vérité même devra linalement se trouver dans la réalité. Le goût du réel, tel qu’il est, avec ses laideurs comme avec ses beautés, avec ses dissonances comme avec ses harmonies, avec tous ses contrastes et sa complexité obscure, est caractéristique chez les Anglais comme chez les Germains ; ils