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changeait de face. Les grévistes ne reculaient devant aucun moyen pour débaucher les ouvriers laborieux, et si la persuasion ne suffisait pas, ils employaient la violence. C’est ainsi que les chantiers devenaient déserts, et que le nombre des ouvriers désœuvrés allait toujours en augmentant. Que faisaient pourtant les soldats dont on apercevait à tous les coins de rue les pantalons rouges ? Ils ne faisaient rien ; ils attendaient avec patience la fin de l’incident pour se transporter sur le terrain évacué. Alors ils occupaient la place, où leur présence tardive semblait parfois consacrer le fait accompli. Assurément ils ont été utiles, surtout dans les derniers jours, mais ils auraient pu l’être davantage et plus vite avec un gouvernement plus prévoyant et plus résolu. Presque partout les ouvriers n’abandonnaient le travail que parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Ils regardaient dans toutes les directions pour voir si quelque secours ne leur venait pas : ne voyant rien venir, il leur fallait bien céder aux injonctions des grévistes. Une fois de plus une minorité, et même assez minime, a imposé sa tyrannie à la majorité intimidée. On pourrait raconter par centaines les scènes du même genre qui se sont reproduites sur toute la surface de Paris. Combien d’ouvriers n’a-t-on pas vus, livrés sans défense à la pression syndicale, s’en aller la tête basse vers leur domicile de famille, condamnés à quelques jours de misère ! Là est la responsabilité du gouvernement, et elle reste lourde. L’ordre n’a pas été troublé, parce que d’ailleurs cela est heureusement passé de mode ; mais la liberté n’a pas été protégée. Telle a été la physionomie de la grève jusqu’au moment où nous écrivons.

On en connaît l’origine : ce sont les ouvriers terrassiers qui l’ont proclamée les premiers. Ils se plaignaient de leurs salaires, et réclamaient ce qu’on appelle les prix de série de la Ville de Paris. La Ville a établi, en effet, une sorte de tarif idéal des salaires qu’elle s’engage à réaliser toutes les fois qu’elle entreprend des travaux directement et sans intermédiaire : autant vaut dire que cela n’arrive jamais. En fait, la Ville concède par adjudication ses travaux à des entrepreneurs qui deviennent des intermédiaires entre elle et les ouvriers et qui restent maîtres de fixer les salaires après entente avec ces derniers. Les salaires courans sont généralement inférieurs à ceux des prix de série. On voit tout de suite combien ce système est dangereux. A quoi servent les prix de série s’ils ne sont pas observés ? Ils sont comme un mirage décevant qui allèche l’imagination des ouvriers. Mieux vaudrait qu’ils ne fussent écrits nulle part s’ils ne doivent pas être réalisés dans la pratique. La Ville n’a pas le droit d’imposer cette