Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/575

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pièce intitulée Rhodora. Ailleurs, il y a des bois et des pâturages, mais ils n’ont rien de commun avec ceux qu’a célébrés le poète par excellence de la Nouvelle-Angleterre, d’une voix à laquelle j’ai pensé tout à coup le jour où mon oreille fut surprise sous les grands pins par le chant de la grive-ermite. Chant unique, d’une solennelle douceur, d’une limpidité cristalline qui tombait à intervalles de la voûte des arbres comme une prière interrompue, puis reprise, puis lentement éteinte, en vous laissant la nostalgie de l’entendre encore. Certainement ce dut être une grive-ermite que le bon moine de la légende écouta cent ans de suite, sans s’apercevoir de la fuite des heures. Nous ne la connaissons pas en France ; nous n’avons pas non plus ces bois de pins qui chantent et qui fleurissent, où l’on cueille des orchis admirables, des fraises sauvages en quantité, où la star-flower sème partout ses étoiles d’argent. Voilà pourquoi je voudrais revenir un instant à la Piscataqua. Cette ravissante rivière, tout en décrivant de nombreuses chutes, borne le Maine à l’Ouest ; il fait bon suivre ses bords du côté de South-Berwick et de Salmon-Falls. Elle court entre les bois et les pâturages. Immenses, sur les plateaux qu’ils recouvrent, sont ces pâturages typiques de la Nouvelle-Angleterre, entrecoupés de rochers où les genévriers poussent par touffes épaisses. Çà et là, un cèdre battu par les vents, ou un grand sapin noir aux branches déchirées rompt l’uniformité du plateau. Des chevaux galopent en liberté ; la solitude est absolue ; pas un être humain. Sur les barrières grises qui bordent la prairie sont perchés des bobolinks, ces artistes en renom, qui presque autant que le mocking bird sont opposés volontiers à nos oiseaux d’Europe. Mais je ne connais d’eux que leur habit, un habit noir, avec petite pèlerine cendrée et petit capuchon du même ton, ourlé de jaune. Ils se taisent prudemment, comme s’ils craignaient de risquer leur réputation devant un public qui a entendu le rossignol.

Heureux les enfans qui ont pour s’y ébattre ces pâturages merveilleux où l’on découvre un monde ! Je délie les voyageurs eux-mêmes, ces grands enfans, de résister à l’envie de mettre au pillage les trésors qu’ils recèlent : myrtilles, cornouilles, airelles, checkerberry au feuillage poivré et parfumé que l’on goûte comme un fruit, waxberry qui donne de la cire, ancolies d’un rouge de corail dont nous faisons des gerbes, ronces luxuriantes aux fleurs larges comme des églantines, aux traînes interminables ;