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A la tombée du jour, les Anglais des officines regagnent leurs hauts quartiers, portés par des coolies chinois dont les enjambées régulières impriment des flexions cadencées aux palanquins. On les voit défiler sur les rampes de pierre, laissant pendre leurs pieds hors des brancards, et, la tête renversée, fumant à petites bouffées leur pipe de bruyère. Les Chinois, toujours prudens, allument devant leur porte des baguettes d’encens pour conjurer les esprits matins. Les marchands ambulans établissent au coin des rues leurs étalages d’oranges pelées et leurs fourneaux à friture. Les fleuristes tapissent les dalles des raidillons luisans de couronnes et de guirlandes parfumées. Dans les boutiques chinoises, on mange le riz du soir, employés et patrons, autour d’une même table, tandis que des sons de flûtes et de guitares s’éveillent çà et là derrière les volets de maisons équivoques. Si la débauche ne s’affiche nulle part, sauf à certaines vérandas illuminées où des Européennes, au centre de la ville, trônent en robes légères sous un cordon de lanternes, on la sent un peu partout. On la sent dans les ruelles désertes que traversent parfois des Chinoises ou des Japonaises plus maquillées que des idoles. Elle dépêche sous les arcades de timides pourvoyeurs, des enfans chinois qui baragouinent quelques mots d’anglais. Moins audacieuse qu’ailleurs, elle est plus hypocrite, partant plus redoutable.

Mais Hong-Kong a des nuits merveilleuses. Que de fois n’ai-je point erré à travers ses jardins suspendus, rigides dans la paix de l’ombre ! Il me semblait qu’un incomparable magicien dressait et déroulait sous mes pas des allées irréelles, et que leurs massifs, d’une immobilité marmoréenne, dont la nuit embaumait les cimes comme d’un parfum tombé des étoiles, s’évanouiraient avec les formes de palais et de remparts, dès que l’aube éveillerait la pâle écume des mers. Et je descendais la pente de ces prestiges, jusqu’au moment où les cris rauques de Chinois surgissant et me barrant la route me tiraient de mon charme. C’étaient des porteurs de chaises qui m’offraient leurs services et qui, sur mon refus, retournaient s’accroupir entre leurs brancards.

Telle est cette ville. Je ne crois pas que l’énergie d’une race, tendue par une volonté supérieure, dirigée par une intelligence pratique, se soit jamais plus profondément imprimée que sur les rocs de Hong-Kong. Les serres tenaces ont pris racine dans leur proie. Cependant, si chaque jour vous conquiert davantage à cette œuvre étonnante, vous ne tardez pas à, soupçonner, chez le peuple