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« Va, Hugonet, sans retard, au noble roi d’Aragon et chante lui ce sirventés nouveau : dis-lui qu’il tarde trop à paraître et qu’on le lui impute à déshonneur ; car on dit que, depuis trop longtemps, les Français tiennent sa terre, qu’il ne songe point à défendre.

« Dis-lui que sa grande valeur sera triplée s’il vient, en bon roi, exercer ses droits en Carcasses ; et s’il trouve quelque résistance, qu’il montre qu’elle lui déplaît ; qu’au besoin, il allume le feu et verse le sang, et que ses machines frappent si dru que les murailles ne puissent protéger nos ennemis.

« Car c’est ainsi, Seigneur, que vous réduiriez au silence les Français félons (que Dieu les maudisse ! ), qui disent que vous ne savez pas venger les vôtres… Ainsi vous feriez revivre Noblesse, qui se perd parmi nous, si bien que je n’en vois plus trace.

« Il me plairait de voir par les champs briller les heaumes, les hauberts et les lances, et flotter les beaux étendards multicolores. Oui, il me plairait de voir les Français se mesurer avec nous : on saurait alors quels sont les plus vaillans, et, puisque le droit est de notre côté, il est à croire que le dommage serait du leur. »

On sait à quoi aboutirent ces espérances : à Muret, la fougue méridionale céda à la discipline française, et la mort de Pierre II ruina les espérances de Raimon VI : épuisé par deux ans de luttes, il dut reprendre les négociations et se soumettre d’avance aux décisions du concile que le pape venait de convoquer.

Ainsi se terminait la première phase de la guerre : deux ou trois sirventés, quelques allusions éparses, voilà toutes les traces qu’elle a laissées dans l’œuvre des troubadours. Est-ce là tout ce qui avait été écrit ? Sans doute un certain nombre de leurs pièces ont pu se perdre. Néanmoins, s’ils eussent accueilli la croisade par un cri unanime d’indignation et de révolte, il est à croire qu’un plus retentissant écho en fût parvenu jusqu’à nous[1]. Cette quasi-abstention a vraiment de quoi nous surprendre : en effet, les deux

  1. Aux deux pièces que nous venons de citer, on ne pourrait guère ajouter qu’une allusion, qu’on voudrait plus émue, de Raimon de Miraval à la prise de son château ; une pièce, moitié sirventés, moitié chanson, de Bernard Arnaut de Montcuq, (dans Raynouard, Choix, t. II, p. 216), dont l’attribution à l’époque qui nous occupe n’est du reste pas certaine ; et enfin deux couplets fort curieux, composés à Rome même pendant le concile de Latran, où le comte de Toulouse répond à une question assez embarrassante, que lui pose un de ses fidèles, de façon à sauvegarder sa réputation de vaillance sans offenser le clergé.