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Combien lui fut cruel l’écroulement de ses espérances, c’est ce que nous devinons par les récriminations des poètes à sa dévotion. Peire Duran, un simple tailleur du Venaissin[1], enveloppe dans le même mépris le roi anglais, « que tous tiennent pour sot » en le voyant assister tranquillement à sa propre spoliation, le roi d’Aragon, « dont le serment ne fut que vent et fumée, » tous ces hauts barons « que les Français tiennent agenouillés et auxquels il ne reste plus qu’à aller autour des tables verser le vin dans les hanaps de leurs oppresseurs. »

Le Toulousain Guilhem Montanhagol[2] constate que, sauf le comte de Toulouse, qui reste au faîte de l’honneur, tous les princes sont tombés dans la boue ; il maudit « Foix, la Marche et Rodez, le roi Jacques et ces Anglais qui, au lieu de combattre, se couronnent de fleurs et de feuillage. « Longtemps encore, l’illusion subsista d’une alliance possible entre les rois « déshérités, » qui ferait échec à la maison de France : Bernard de Rovenac[3], par un singulier anachronisme, exhortait encore le roi d’Aragon à venger son père, le roi d’Angleterre à faire valoir ses droits les armes à la main, alors que Raimon VII était mort, qu’Alphonse de Poitiers était entré en possession de ses domaines, et que cette alliance tant désirée eût été sans aucune influence sur les destinées du Midi. Tant il est vrai que dans la poésie des troubadours, tout, même les combinaisons de la politique, devait tomber au rang de lieux communs !

Après cette nouvelle défaite, pourtant bien définitive, Raimon ne s’était pas résigné encore : il s’attachait désespérément à l’idée d’un nouveau mariage qui, en lui donnant un héritier mâle, lui permettrait peut-être de frustrer son gendre Alphonse d’une partie de son héritage ; il se rapprocha du comte de Provence et sollicita successivement la main de ses deux filles. Mais ces suprêmes illusions s’évanouirent : Sanche épousa le frère du roi d’Angleterre, et Béatrice Charles d’Anjou.

Ainsi la maison de France, par un concours merveilleux de circonstances, mettait la main, à quelques années de distance, sur les deux grandes provinces du Midi. Le jour où Béatrice fut fiancée au jeune frère de Louis IX, les esprits clairvoyans

  1. En talent ai (dans Mahn, Gedichte, n° 56).
  2. Bel m’es quan d’armatz aug refrim (édit. Coulet, n° 3).
  3. D’un sirventés (dans Raynouard, Choix, t. IV, p. 206). Certaines allusions permettent de dater cette pièce de 1252.