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Sud-Est, la pente est raide, mais aisément praticable : ce n’est qu’un immense éboulis de pierrailles. Le sentier y descend, tortueux. Nous sommes pressés : il s’agit de couper au plus court. Nous abandonnons à eux-mêmes les chevaux que nous chassons devant nous après les avoir dirigés tout droit sur la ligne de plus grande pente de l’éboulis. Dervich ajoute, pour chacun des plus hésitans, un vigoureux coup de pied sur la croupe. Nous leur laissons prendre un peu d’avance : en descendant les premiers, nous risquerions d’être assommés par les pierres que font rouler les animaux.

Puis, nous nous engageons à leur suite sur la pente, et nous nous laissons dégringoler aux grandes allures sur nos talons, en nous aidant des quelques bâtons que nous possédons. Moitié glissant, moitié courant, nous arrivons tous, en quelques minutes, au bas de l’escarpement, après une descente de deux kilomètres. Nous nous trouvons là sur le bord d’un petit lac, environné de toutes parts de hautes montagnes singulièrement abruptes : c’est le Karavan-Koul. Sa nappe, encaissée de berges rocheuses, est de forme circulaire et paraît presque noire. De nombreux vestiges de campemens anciens l’entourent. La nuit nous prend à cet endroit. Sous d’autres climats, en de pareilles circonstances, j’aurais fait camper, sans chercher à pousser plus loin. Mais j’estime, à tort d’ailleurs, qu’en cette saison et après ce que nous venons de faire, il vaut mieux tâcher de trouver un abri fermé. Le poste d’Irkechtam me fascine. Nous n’avons plus de tente et la nuit est bien froide. J’ordonne de continuer la marche en avant. Remonté sur mon cheval fatigué, je pense, tout en ramenant ma touloupe de peau de mouton sur mes genoux transis, et en pressant du talon la pauvre bête, qu’à Irkechtam il doit y avoir un poêle, et que, sur ce poêle, on doit pouvoir se coucher. Coucher sur un poêle, dans un corps de garde, au milieu des Cosaques, quel rêve ! Tel est pourtant, en ce moment, mon idéal. Singulier effet du désir et du point de vue ! Décidément, l’homme n’est pas un bon instrument de précision : les impressions qu’il enregistre et les appréciations qu’il formule dans les diverses circonstances de sa vie ne sont pas comparables entre elles. C’est d’ailleurs pour cela que les indications des thermomètres, appareils impassibles et honnêtes, sont si rarement d’accord, en ce qui concerne le froid et le chaud, avec nos sensations subjectives.

Irkechtam est encore loin, mais nous avons pour nous guider