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Bonaparte ; en ce moment même, il apparaissait du fond de l’Orient, environné d’une gloire nouvelle. Mme de Staël elle-même ne tarissait pas d’éloges sur le guerrier intrépide, le penseur le plus réfléchi, le génie le plus extraordinaire que l’histoire eût encore produit ; elle le comparait à Alexandre et à César, s’indignait qu’une mesquine condition d’âge pût lui interdire d’être élu au Conseil des Anciens : « Quel républicain, s’écriait-elle, n’aurait pas regretté que l’intrépide et généreux Bonaparte n’eût pas atteint quarante années ? »

Il semblait donc à Mme de Staël, comme à tous ses contemporains, que la République n’eût rien à craindre d’un général victorieux. Ce qui contribuait encore à la rassurer, c’était l’esprit des armées, foncièrement républicain à cette époque ; elle pensait qu’elles ne serviraient jamais la cause de la tyrannie. D’ailleurs, la plupart des officiers ne devaient-ils pas leur grade à la Révolution ? Qui ne se rappelait les adresses enflammées, envoyées au Directoire par les armées du Rhin et d’Italie, assurant le gouvernement de leur civisme et de leur inébranlable dévouement à la liberté. A chaque fête républicaine, comme à l’anniversaire de la mort du « tyran Capet, » c’étaient de nouvelles lettres des généraux, annonçant que les soldats avaient célébré dignement ce beau jour et juré aux tyrans une haine éternelle !

Mais, si elle ne doutait pas de la loyauté des armées républicaines, elle avait deviné, avec une perspicacité singulière, le danger que l’état de guerre permanent faisait courir, sinon à la République, du moins à l’esprit républicain. L’inflexible discipline, nécessaire dans les camps, l’habitude d’obéir sans jamais discuter, de sacrifier les individus à l’intérêt général, de trancher tout par la force, lui semblaient contraires à l’esprit démocratique. L’esprit de conquête même, dont ces armées étaient animées, mettait en péril la liberté : elles ne défendaient plus, comme jadis, le territoire de la République contre les rois ; elles envahissaient à leur tour, elles opprimaient au nom de la liberté les nations voisines. N’avaient-elles pas, tout récemment encore, sous prétexte de défendre les Vaudois, pénétré en Suisse, pillé le trésor de Berne ? En vain Mme de Staël avait protesté, en vain elle avait supplié Bonaparte ; celui-ci s’était contenté de répondre vaguement qu’il « fallait aux hommes des droits politiques ! » Et il avait semblé à son interlocutrice que le canon était un moyen par trop sommaire d’inculquer aux Suisses la notion de ces droits. Enfin, elle