Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Utile qu’on approuve sa transformation, c’est au nom du Beau… Ce n’est pas des nécessités et des économies de la vie moderne qu’on se prévaut, mais des monumens qui lui coûtent le plus cher et qui lui sont le plus superflus, lors même que ces monumens, dressés à profusion dans nos rues, en sont non pas seulement le plus inutile spectacle, mais encore et de beaucoup le plus déplaisant ! Et ainsi, par une pétition de principes, la plus audacieuse dont on se soit jamais avisé, les statues de Shakspeare, de Chappe ou de Dolet, que réprouve le goût universel, et que rien en soi ne pourrait excuser, se trouvent, tout d’un coup, servir elles-mêmes d’excuse aux perspectives monotones du quartier Haussmann et du boulevard Saint-Germain !…

Or, la vie moderne n’a pas besoin d’excuse, mais le mauvais art moderne, lui, ne peut être excusé. On ne saurait sacrifier le progrès à l’art, mais on doit se faire une idée plus juste de l’art et ne pas ajouter aux ruines subies des erreurs voulues. On ne peut pas toujours conserver, dans sa fantaisie ornementale, le vieux décor de la vie, mais on peut ne pas en dépouiller soi-même la scène du monde pour le mettre dans ces froids magasins d’accessoires où il ne remplit plus sa mission.

Il ne s’agit nullement ici d’opposer, au mouvement naturel du progrès, des récriminations qui seraient vaines, ni à ses bienfaits un dédain qui serait injuste. La vie moderne a ses harmonies que nous ne méconnaissons pas. Les cités de fer et de fumée ont leur éloquence barbare. Elles disent par toutes les voix de leurs roues et de leurs bielles : « Nous sommes les grandes pourvoyeuses des foules et les grandes niveleuses des conditions. Si nos fenêtres, rouges et blanches dans la nuit, attirent comme des papillons les pagani répandus dans les campagnes, c’est que nous sommes pour eux le symbole et l’instrument d’un meilleur devenir. Chaque tour de chacune de nos roues éloigne l’homme de l’esclavage antique. Chaque machine relève d’un degré sa taille autrefois pliée sur le sillon. Chaque perfectionnement ôte quelques minutes au travail mécanique et ajoute un instant aux heures ennoblies par la pensée. Si aujourd’hui sa pensée s’épure, se libère des soucis matériels, se tourne vers les beautés perdues des cités d’autrefois, si elle les goûte et les regrette, c’est que nous lui en avons donné le loisir. Et si vous avez le temps aujourd’hui de nous maudire, c’est que nous avons travaillé pour vous. »

Ecoutons ces voix et aussi le cri de Walt Whitman : « La plus