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Comme Whitman, qui est du reste de tous les poètes contemporains, celui qu’il estime le plus et qu’inconsciemment il imite quelquefois, Garland excelle à peindre la nature impassible, et aussi, comme l’auteur ému de Capitaine, mon Capitaine, il a, malgré cette préférence, des profondeurs de mâle sensibilité qui tout à coup se trahissent d’une façon saisissante. Il faut l’entendre dire lui-même le petit poème en dialecte, Goin back t’ morrer, Je m’en vais demain, l’adieu du vieux fermier à sa fille qui demeure en ville et chez laquelle il étouffe ; ou I’ve paid my way, j’ai payé ma route, cette déchirante supplication d’un autre rustique de l’Ouest qui, arrivé presque au terme d’une longue vie, s’aperçoit que sa présence gêne ses enfans montés au-dessus de lui. Il y a dans cette pièce un mélange d’indignation douloureuse, d’humilité et de tendresse qui remue le cœur. Et, si disposé que l’on puisse être à critiquer en général l’abus du dialecte, force est bien de le goûter, au contraire, quand il est manié avec autant d’humour, de naturel et de discrétion. D’ailleurs, depuis qu’une bonne partie de l’Amérique reconnaît en J. -W. Riley son poète représentatif, le plaçant presque au rang de Burns, il n’est plus permis de condamner à la légère des tentatives qui peuvent enrichir et renouveler la langue. Vassale littéraire de l’Angleterre (son orgueilleuse ancêtre le lui rappelle assez souvent), la jeune Amérique républicaine recommence sous ce rapport la guerre de l’Indépendance. Quand il s’agit de peindre des faits, des personnages et des coutumes qui lui appartiennent en propre, elle ne cesse de chercher des modes d’expression qui soient à elle. L’appoint que fournit chacune des races amalgamées dans son sein rend cette tâche facile, autant que dangereuse. En cela comme en toute chose, il faut que le goût intervienne. Des artistes tels que Riley, Bret Harte et Garland ne s’y trompent pas. Ils savent bien que leurs pionniers, leurs mineurs, leurs colons ne peuvent parler l’anglais académique, mais cet anglais, ils le possèdent à fond pour leur propre compte, ce qui leur permet des incartades défendues aux mauvais écrivains.

Les Prairie Songs, bien que Garland ne les considère pas comme la partie importante de son œuvre, eurent un retentissement mérité, non seulement dans l’Ouest, mais à New-York et à Boston. Garland s’était, en 1884, transporté de nouveau dans cette dernière ville, où il occupait un emploi à la Bibliothèque publique. Pendant sept ans, il y fit connaissance avec ce qui lui représente