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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/179

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caresses ni paroles, s’évertuant cependant à lui rendre la coulée agréable, allant jusqu’à faire reconstruire la vieille ferme pour qu’elle s’y plaise. — Peut-être, pense-t-il, se laissera-t-elle retenir, dans cette maison neuve, meublée à la mode, où se trouve jusqu’à une salle de bain !

Mais ce n’était pas seulement la rusticité de la ferme qui empêchait Rose de s’y sentir à l’aise. Dans la coulée, tous ses anciens amis lui semblent ennuyeux, grossiers, elle n’a rien à leur dire, quelque effort qu’elle s’impose pour ne pas leur faire de peine ; tout la choque en eux : leur horrible accent, leurs gestes gauches, leur manière de manger au bout du couteau. Sans doute, le devoir serait de rester auprès de son père, de le rendre heureux, mais pourtant elle ne peut passer comme lui sa vie à paître des moutons, à élever du bétail ! N’est-il pas dans l’ordre que les vieux soient sacrifiés aux jeunes ?

Tous ces raisonnemens, les filles élevées au-dessus de leur condition les tiennent ailleurs encore que dans la coulée où le pauvre John Dulcher est condamné à vieillir seul. Nous en savons quelque chose. Dutcher a cru que sa Rose, ayant tous les diplômes possibles, ne pourrait plus rien souhaiter ; il s’est trompé. Elle veut maintenant aller à Chicago et il regrette en lui-même qu’elle ait jamais ouvert un livre. Mais il n’en dit rien, craignant trop de la contraindre, car, après tout, elle aime son père, pourvu que cette affection n’entraîne pas de sacrifices, et la douleur profonde du pauvre homme la ferait peut-être hésiter, quoiqu’on ne s’arrête guère dans la voie où elle est.

Les impressions de cette jeune fille, à Chicago, doivent ressembler beaucoup à celles qu’éprouva l’auteur lorsqu’il vint, il y a quelques années de cela, y fixer une partie de sa vie, et c’est là ce que nous reprocherons à Rose ; elle est, réflexion faite, un garçon déguisé. Le premier étourdissement causé par le vacarme incessant et l’incessant tumulte de l’immense cité « qui ne se permet guère entre les bruits du soir et ceux du matin que trois heures de sommeil, » l’odeur sui generis de sapin et de térébenthine qu’exhalent les pavés de bois, la physionomie bariolée de la foule appartenant aux différentes races de l’univers, tout cela est rendu avec une fidélité que peuvent constater ceux qui visitent Chicago. Nous avons eu le temps d’y découvrir aussi, sous le fracas des affaires et le luxe tapageur des enrichis, ces côtés d’élégance et de délicatesse qui échappent aux simples passans, et