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habitation pour monter de terrasse en terrasse à travers ses jardins, jusqu’à ce cabinet isolé de la tour Saint-Louis où nul n’osait venir le troubler.

Le style de leurs ouvrages n’est pas moins différent que leurs méthodes de travail et, nous le verrons, que le fond même de leurs doctrines. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner le style de Buffon, qui, dans la partie descriptive tout au moins de son histoire naturelle, avec ses articulations nombreuses, est celui d’un pur écrivain plutôt que d’un savant. Le style de Linné est tout différent. Il est concis, expressif, taillé dans un latin dur et imagé. On a dit que l’on y comptait le nombre des faits par le nombre des mots. On en trouvera un bon exemple dans sa diagnose des reptiles qui commence par tous les termes qui peuvent exprimer le plus fortement la répulsion :

Amphibia pleraque horrent corpore frigido, cute nuda, multa colore lurido, facie torva, obtutu meditabundo, odore tetro, sono rauco, loco squalido, pauciora veneno atroci, etc. Les mots employés pour décrire le cheval sonnent tout autrement : Animal generosum, superbum, fortissimum, cursu furens.

Ce n’est pas pour le vain plaisir d’opposer ces deux génies si différens que nous venons de rappeler leurs disparates, c’est pour faire comprendre la raison des oppositions que Buffon a rencontrées de la part du monde savant, pendant sa vie et après sa mort. C’est qu’il surgissait en plein triomphe de l’école de Linné, continuée plus tard par celle de Cuvier et de ses élèves, et que lui-même représentait d’autres doctrines et devait former une autre école dont le temps n’était pas encore venu. De là ces appréciations qui déroutaient Sainte-Beuve lorsque, interrogeant les naturalistes contemporains, il en recevait les réponses les plus dédaigneuses. L’un d’eux lui disait : « Il y a encore Bernardin de Saint-Pierre qui a fait de beaux tableaux dans ce genre-là. » Cuvier lui-même, qui semble plus juste, est forcément empêché de l’être tout à fait, et il rabaisse Buffon lorsqu’il le juge en ces mots : « C’est un auteur fondamental pour l’histoire des quadrupèdes. »


V


Les ennemis les plus dangereux pour la gloire de Buffon, ce furent précisément les naturalistes linnéens, et nous pourrions